Le 29 mars 2009, Benoît Mernier (1964*) donnera un récital d'orgue à la Cathédrale des Saints Michel et Gudule, dans le cadre d'Ars Musica. Il interprétera des œuvres de Jean-Sébastien Bach, Jehan Alain, Pascal Dusapin, Bernard Foccroulle et Jan Pieterszoon Sweelinck mais aussi une de ses propres pièces : un Choral pour grand orgue symphonique achevé cette année. Titulaire de l'orgue de l'Église du Sablon à Bruxelles, professeur d'orgue, d'improvisation et d'analyse musicale à L'Institut Supérieur de Musique et de Pédagogie de Namur, Benoît Mernier compose avec richesse et diversité sans limiter ses travaux à un seul genre. Concerto, opéra, musique de chambre et vocale… chacune de ses œuvres répond à une émotion, au-delà de la simple esthétique, au cœur d'une quête de soi, sincère et nécessaire.
Benoît Mernier, le terme de « musique contemporaine » prête à confusion. On ne peut plus l'identifier à l'avant-garde sérialiste, à l'ère du soupçon structuraliste, à la stricte atonalité mais sa méconnaissance du grand public fait qu'on lui prête souvent une intellectualisation excessive, une séparation musique/public… Comment vous situez-vous dans ce paysage vaste et encore flou ?
Cette terminologie devrait disparaître. On devrait faire une loi qui la bannisse du dictionnaire ! Ca ne veut pas dire grand-chose. La musique de Ligeti, de Stockhausen ou de Radulescu ne serait plus contemporaine parce que ces compositeurs sont décédés ? Il vaudrait mieux parler de « musiques de création », qui se créent aujourd'hui, sachant que dans le domaine de la variété, du rock et du jazz, on a encore une autre approche. La création, on sait ce que ça veut dire : c'est le moment où une nouvelle œuvre est entendue pour la première fois. On crée une œuvre dans le cadre d'un concert. Pour moi, cette idée est plus claire.
« Musique moderne », ça ne veut rien dire non plus… Il faut raccrocher la création à ce qui est naturel depuis que la musique et le concert existent : des compositeurs écrivent de la musique aujourd'hui et elle est jouée.
On espère tous que les musiques de création deviendront des musiques de répertoire. Je trouverais normal qu'on appelle la musique de Ligeti « musique de répertoire », récent ou moderne si on veut différencier.
Alessandro Baricco, dans Hegel et les vaches du Wisconsin, parle de « musique cultivée ».
Il postule que cette musique n'est destinée qu'à un petit cercle d'initiés, un microcosme qui n'a pas grand-chose à voir avec le monde culturel en général.
Or, je crois que de tout temps, il y a eu de la musique abstraite plus ou moins prospective, des œuvres majeures et mineures… Tous les compositeurs n'ont pas nécessairement vocation de Messie. Au XVIIIe par exemple, quand ils écrivaient sur commande pour alimenter la musique de cour ou religieuse, ils entraient dans une « routine » au bon sens du terme : une musique qui alimente un corpus.
Toute cette déclinaison de l'acte de création forme une chaîne. C'est un peu simpliste de décréter que seules des musiques prospectives, spirituelles, cultivées et avant-gardistes auraient droit de cité et resteraient dans l'histoire de la musique. Aujourd'hui, on voit très bien que, en dépit de certains excès de plaisir musicologique à redécouvrir des petits maîtres du passé, il existe un intérêt et une nécessité d'écouter, de comprendre et de jouer une musique peut-être moins importante ou révolutionnaire mais qui peut nous apporter beaucoup émotionnellement. On ne peut pas imaginer que Mozart ait écrit tous ses chefs d'œuvre sans les opéras mineurs coexistants qu'on n'oserait plus remonter aujourd'hui… Au même titre que Monteverdi n'aurait jamais inventé un opéra comme Orfeo ou l'Incoronazione di Poppea sans terreau préalable.
Une vision élitiste de la musique serait risquée car elle saperait certaines branches sur lesquelles pourraient naître des bourgeons… L'humanité se nourrit de chefs d'œuvre qui se nourrissent eux-mêmes d'autres éléments. C'est peut-être pour cela que l'idée d'une musique contemporaine est dangereuse.
On a tendance à ramener l'étiquette de « musique contemporaine » à un problème esthétique. Pour moi, cela va au-delà. On pourrait dire : « Fini l'exclusion et l'idée d'une pyramide dans la conception esthétique ! Favorisons un grand œucuménisme, un éclectisme… » On n'en serait pas plus loin. Il faut connecter les choses : que la musique que l'on fait aujourd'hui soit connectée à notre monde et à toutes les autres sources. On parle d'inter- ou de trans-culturalité. C'est évident : un artiste ne rend qu'une partie des vibrations qui sont autour de lui, mais c'est aussi un être qui a des racines.
Mon travail s'ancre dans la tradition à l'écoute du monde et se définit par rapport à ce que j'en perçois : une infime partie et certaines choses auxquelles je suis sensible.
On perçoit dans votre œuvre les ombres de Bach, Couperin, Lindberg, Boesmans… Des rencontres qui vous nourrissent ?
Oui, parce que je ne peux pas faire autrement. C'est ma façon de faire de la musique. Quand on écrit une œuvre, on est toujours en recherche de quelque chose, comme un absolu… Un interprète qui joue depuis trente ans des sonates de Beethoven et les remet sans arrêt sur le métier pour les approfondir tend vers un absolu ; en le cherchant, il essaie de se trouver lui-même. Où est-il le plus lui-même au point de faire corps avec l'œuvre et la matière ?
La musique, c'est cela, qu'on en fasse comme interprète, improvisateur ou compositeur. Il faut essayer de trouver cette zone où on est le plus sincère en trichant le moins possible.
La musique a donc un sens ?
Ah oui ! Tout à fait ! Heureusement ! Écrire de la musique aujourd'hui, c'est une activité qui va tellement peu de soi… Ne serait-ce qu'en terme de temps. Ce n'est pas évident de se dire : « Je fais en sorte de me protéger pendant une journée, deux, trois… le temps qu'il faut pour écrire une œuvre » et de maintenir cette résolution sur la durée. (Ecrire une œuvre pour orchestre prend facilement six mois !)
Personnellement, quand j'écris, je dois vraiment m'interdire d'ouvrir mes mails en début de journée. C'est prosaïque mais c'est comme ça. De plus, de nos jours, tout appelle à la vitesse. Quels sont encore les métiers où l'on accepte de donner de son temps avant d'arriver à un résultat ? D'un temps surtout qui semble improductif ?
Combien d'instants sans produire pour parvenir à écrire une mesure que l'on conservera dans la composition ? On ne le sait pas nous-mêmes. Chacun travaille à son rythme. De même, combien d'œuvres moyennes faut-il pour arriver à un chef d'œuvre ? Même chez les tout grands…
Alors si nous faisons ce métier, il faut qu'il ait du sens ! Et ce sens ne va pas de soi non plus. Il faut l'inventer, l'accepter, le nourrir…
Comment y parvenez-vous, à travers l'éclectisme de vos compositions ?
Je choisis, c'est vrai, des formes et des genres différents… Quand j'ai commencé à écrire, j'avais de gros problèmes d'inhibition. Une sorte de surmoi remontait de mon éducation et des diktats stylistiques qui existent toujours dans les festivals de musique contemporaine. Le créneau est souvent très étroit. Chaque festival choisit son style et pas un autre. Nous avons été moulés dans cette conception dont il nous faut, chacun à notre manière, nous libérer.
L'inhibition face à la feuille blanche existe aussi.
Je me suis soigné en me répétant que je ne désirais pas produire un chef-d'œuvre avant tout ni affirmer haut et fort que j'avais quelque chose à dire. C'est la musique qui m'intéresse, son essence. Et pour comprendre au plus près la musique à laquelle je suis sensible, je dois composer moi-même, recouper des chemins qui ont été parcourus, me nourrir de certains éléments comme d'un terreau et sans plagiat.
J'ai d'abord fait de la musique pour apprendre.
Et puis je me suis rendu compte que je voulais me trouver moi-même, mon chemin, etc.
La diversité me le permet. Comme je suis plutôt lent à écrire (si j'avais la vitesse d'écriture de Wolfgang Rihm, j'aurais sans doute écrit 5 quatuors à cordes et 3 concertos pour piano !), d'autres questions surgissent… et m'emmènent ailleurs.
Comment approchez-vous la composition ?
Instinctivement. Je formalise seulement pour que les choses existent.
D'autres compositeurs partent d'une question formelle qui produit du sens, et celui-ci la nourrissant, elle devient une œuvre. Ce point de départ formaliste donne une musique parfois austère, plus cérébrale mais il ne faut pas catégoriser. George Benjamin, hédoniste et sensuel, s'en échappe…
Pour le moment, j'ai plutôt tendance à partir de sensations. Je les développe pour que, plus prégnantes, elles se divulguent dans l'œuvre. J'essaie aussi de jouer avec la perception, l'auditeur, le rythme... L'auditeur doit être pris et sentir un mouvement rythmique qui le conduise. Ce n'est pas de la transe mais plutôt un décalage comme dans le jazz afin que le temps chronologique ne soit pas déterminable. Ce n'est ni un état d'apesanteur, ni un temps lisse ou fluide car je cherche toujours la direction pour que, en n'ayant plus les pieds vraiment sur terre, on avance mais sans savoir à quelle vitesse.
C'est instinctif, intuitif et pas du tout calculé. C'est sans doute pour cette raison que ça me prend autant de temps. Je suis toujours obligé de me remettre dans un temps réel de composition qui s'affranchit du procédé comme objet.
Vous reconnaissez-vous des âmes sœurs en musique ?
Le compositeur qui me reste très proche, quoi que je fasse dans n'importe quel domaine, comme le fondateur de ma conception du temps et la musique, c'est Debussy. C'est un modèle, certainement.
Beaucoup d'autres compositeurs m'inspirent à des moments plus déterminés, en fonction de mes besoins ; leurs œuvres me nourrissent comme la peinture peut le faire. Mais je ne stocke pas de références dans mes tiroirs… Cela relève davantage de l'émotion et cet enrichissement est capital.
Quand j'écris, j'ai souvent besoin de m'entourer d'autres œuvres qui m'accompagnent pour me rassurer, certainement. C'est un peu le processus du « doudou », relais entre l'enfant et le monde réel. Chez certains, ça peut être la cigarette… C'est un moyen de rester connecté au réel en se rassurant. On ne peut pas se déconnecter du quotidien.
Un créateur doit trouver l'équilibre chancelant entre son fantasme, mobile et vaporeux, qui peut provoquer des crises, des humeurs insupportables, un enfermement, et le quotidien, le réel. Comment faire pour qu'en habitant la réalité j'accède à l'irréel, le fantasme, l'idée ? Comment capter cela, le formaliser et le ramener vers le réel pour qu'il puisse exister, sachant qu'une œuvre d'art n'est pas prosaïque mais libre et spirituelle ? Ce qui fait sa beauté et son mystère, c'est qu'elle est là et nous transporte ailleurs de manière différente pour chacun de nous.
Elle porte une utopie ?
Oui, une forme de transcendance. Et pourtant, c'est un objet réel. La complication du processus, c'est cela : comment en étant les deux pieds sur terre dans le quotidien peut-on donner réalité à cette chose tout en lui conservant son potentiel de transcendance ?
Si vous deviez sauver une œuvre musicale, sur une arche hypothétique ?
Ce serait une torture !
Et ça dépend pourquoi. Pour que l'humanité reste humaine ? Ou serait-ce une œuvre témoignage pour l'avenir ?
Dans un premier temps, je cultiverais l'utopie qu'une œuvre puisse nourrir les gens… Je ne préfère pas devoir me poser la question ! Elle serait terrible parce qu'elle postulerait qu'on décide de ce qui est bon pour autrui. Ce qui est difficilement défendable, même si aujourd'hui on est dans un monde qui fonctionne essentiellement comme ça…
Et puis, ce qui nourrit l'un ne nourrit pas l'autre…
Ce serait un excellent sujet pour un film de Kubrick !
Vous souvenez-vous des émotions qui ont déclenché vos œuvres ?
Pour mon opéra, Frühlings Erwachen, c'était un texte, une question dramatique, une vision de l'adolescence. Mais ce qui provoque la formalisation de la musique, ce sont des sensations. Pour chaque scène, comment le personnage perçoit-il ce qui se passe, se dit ? Et comment trouver les moyens musicaux pour l'exprimer ? C'est très vague.
Pour mon Concerto pour piano, créé par Cédric Tiberghien, c'est la même chose, sauf que je suis parti sans texte de départ et que je me suis demandé comment alors rester expressif… C'est un peu ridicule mais c'était vrai après l'opéra. Je m'en suis sorti en travaillant sur des sensations moins imagées mais très fortes et difficilement dicibles. C'est très mystérieux… Pourquoi le piano ? J'avais envie de quelque chose de frais, de léger, je pensais à un parfum de fleurs, diffus…
Avez-vous travaillé avec Cédric Tiberghien ?
Non, il est arrivé à la fin. Il est vrai que j'aime travailler avec des interprètes, mais cela n'est pas toujours possible. Finalement, c'est une façon de se rassurer et de se stimuler. Là, je me suis stimulé différemment.
Comment conciliez-vous vos trois activités : compositeur, interprète, enseignant ? Y entrevoyez-vous une mission ?
Notre mission, celle de ma génération, c'est d'encourager et de défendre cette tradition, ces valeurs spirituelles musicales. On peut s'en inquiéter aujourd'hui…
J'aime enseigner car il est nécessaire de transmettre. Mais je ne me disais pas ça il y a 20 ans même si j'enseignais déjà. Aujourd'hui, je ressens cela de manière plus urgente face à une génération plus encline à l'amnésie mais aussi désireuse de trouver du sens dans ce monde trop souvent désenchanté.
J'en ai besoin aussi pour mon équilibre. Quand vous restez plusieurs mois sur une œuvre dans une communication potentielle, enseigner est un contrepoids vivifiant. Jouer, c'est un contact physique et immédiat avec la musique. Se coltiner physiquement une œuvre, c'est un entraînement quasi sportif quotidien.
Enseigner et jouer m'aident à connecter le fantasme à la réalité. Une œuvre doit être jouable. L'apprentissage du métier de compositeur, c'est d'arriver avec un minimum de moyens (même surdimensionnés) à un maximum d'efficacité dans le rendu sonore.
Si je devais réécrire certaines pièces d'il y a 10 ou 20 ans, je les réécrirais plus simplement. C'est le révélateur de la progression dans le métier de compositeur. Cette dimension prosaïque, c'est la réalité du musicien s'il veut produire de manière efficace ce qu'il imagine.
Propos recueillis à Bruxelles en novembre 2008 par Isabelle Françaix