Cédric Dambrain : Se salir les mains dans la matière sonore - Entretien Isabelle Françaix
Le compositeur belge Cédric Dambrain (1979*), créateur de pièces électroniques et électroacoustiques, est avant tout un expérimentateur qui replace la musique au sein d'une recherche plus vaste, complémentaire à la démarche des sciences cognitives, résolument sonore et pleinement physique. Si l'ordinateur est pour lui un outil fondamental, il privilégie un rapport organique à l'instrument et défend une « ergonomie hybride », mélange inventif de l'acoustique et de l'électronique qui trouble notre perception et nous ouvre à de nouvelles sensations.
Cédric Dambrain, que représente pour vous la musique contemporaine ?
J'ai un goût spontané pour les langages contemporains, dans toutes les disciplines. J'ai écouté du contemporain avant de découvrir le classique. J'aime que la musique ait une certaine complexité formelle, une arborescence, un labyrinthe dans lequel je puisse me perdre, pour éprouver du plaisir à l'écouter. J'ai besoin d'éprouver la sensation de pouvoir m'y déplacer. Ce caractère liquide du vocabulaire, la transformation des matériaux, la richesse sonore (que l'on rencontre aussi dans le domaine du rock et des musiques électroniques prospectifs mais qui sont souvent plus conditionnés au niveau métrique) créent un canevas dans lequel l'écoute peut se déployer. J'aime les pièces longues, d'une traite pour observer la matière s'y transformer…
Cela signifie-t-il que la musique contemporaine est davantage intellectuelle ?
J'ai l'impression que cela explique aussi notre intérêt depuis 50 ans pour tout ce qui est moins facile à écrire : le traitement du timbre, la dynamique, etc.
Il me semble que les compositeurs d'aujourd'hui, quels que soient leur style ou leur manière d'appréhender cette situation, doivent travailler avec ces données continues, ces vitesses, ces fréquences très signifiantes… Stockhausen parle d'un continuum temporel qui parcourt toutes les dimensions du sonore en évacuant les frontières : les fréquences formelles partent de quelques minutes (jusqu'à 2 ou 3) puis les secondes nous entraînent dans le domaine métrique et les dixièmes de seconde dans le domaine rythmique ; progressivement nous atteignons les fréquences audibles à partir de 20 hertz. Dès lors, on arrive dans le domaine des hauteurs, puis avec les fréquences de plus en plus aiguës celui du timbre ; les fréquences qui ne sont plus vraiment audibles ont alors une influence sur les données timbrales. C'est ce parcours dans toutes les dimensions du sonore qui, je crois, caractérise la musique contemporaine.
Comment avez-vous trouvé place dans cet univers ?
J'ai commencé à écrire de la musique pour la façon dont se déploie le son. En composant pour clavecin (un instrument très statique par rapport aux intensités de jeu), j'ai eu un fantasme sonore et pensé à un deuxième clavier qui permettrait de jouer de la synthèse… Je peux construire une image sonore pendant plusieurs semaines avant de commencer vraiment à écrire quelque chose. Mon processus de composition est très intuitif et tâtonnant. Mais je commence toujours par trouver un son, ou une ‘image' sonore.
C'est toujours un son, jamais une idée abstraite, ni un sentiment ?
La transmutation de la matière m'intéresse chaque jour davantage : je travaille pour l'instant sur des formes longues de 40 à 50 minutes, en un mouvement. J'essaie que ce qui fait « thème » ou « transition » soit très ambigu, un peu comme chez Beethoven chez qui l'on ne sait pas très bien où commence ni se termine la phrase. Le continuum peut être très fracturé mais il est en dérive perpétuelle. C'est une idée plus ou moins abstraite mais ce n'est pas directement une donnée syntaxique.
S'agit-il d'une quête, d'un chemin ?
J'en ai toujours eu envie mais mon travail m'a souvent fait dériver dans d'autres directions, en parallèle. Avec une écriture plus rythmique, j'ai pu réellement commencer à y travailler. Il a bien fallu que je m'y mette à un moment donné ! On ne peut pas dire que ça me vienne spontanément. Ca démarre quand je suis suffisamment mûr pour le faire…
S'agit-il aussi d' « ergonomie esthétique », comme vous l'évoquez sur votre site internet (http://www.cedricdambrain.net/) ?
Un compositeur de nos jours, en composant, crée un instrument. Non pas un ensemble de sons qui bougeraient les uns par rapport aux autres, comme on créerait un corps en résonance, mais on essaie de trouver un pont entre différents mediums : la partition, l'électronique, le traitement, la transformation des sons.
Comment vous y prenez-vous pour mettre en scène les sons sans les écrire ?
Ce son va conditionner par exemple l'écriture du clavecin, et les directions de celle-ci vont me permettre de développer de nouvelles idées pour un autre son… Je prends pour exemple deux sons, mais en général, il y en a plus !
Je n'ai pas de méthodologie très fixe.
Vous inscrivez-vous dans le mouvement ?
C'est une espèce d'entre-deux et d'oscillation.
Est-ce que vous avez l'impression de chercher un sens ?
Non. Surtout pas une interprétation. Je pense qu'une expérience cognitive pure est par essence ininterprétable. Ça peut être contredit assez facilement. Les musiques de Bach et Schnittke sont aussi des expériences cognitives pures, mais on y trouve davantage une transcendance de la syntaxe. Je cherche un plan immanent de prolifération plutôt qu'un plan transcendant de développement.
Votre démarche est-elle scientifique ?
J'aimerais bien en tout cas ! A l'université, j'aurais étudié la neuropsychologie cognitive. Le fonctionnement de notre perception m'intéresse vraiment, c'est fabuleux et très actuel. Certains compositeurs cependant ont fait l'erreur de trop s'attacher à des modèles scientifiques sans parvenir à s'en émanciper.
Quand Ligeti parle de géométrie fractale ou de théorie du chaos pour faire ses rythmes fous au piano, il pourrait ne pas les évoquer. C'est quelque chose qui l'a stimulé, pas des modèles ! On est forcément influencé par tout ce qui nous entoure et si on est intéressé par les sciences, elles nous influenceront.
Mais je me méfierais d'étudier les neuropsychologies cognitives en essayant d'y trouver des solutions pour la composition ! Ce genre de translation, je n'y crois pas du tout. Le travail d'un compositeur part du son et il doit travailler sur sa propre perception pour arriver à produire une œuvre qui soit perceptivement troublante pour les autres.
Peut-on dire que vous vous définissez dans votre époque ?
Je m'inscris dans un certain mélange du passé (les syntaxes des compositeurs qui me précèdent) et du présent, avec le fantasme de repousser les limites un peu plus loin, de manière complémentaire à la découverte scientifique.
Indirectement. J'essaie d'expérimenter sur ma propre perception. Je vise par hypothèse une certaine efficacité. Si c'est efficace pour moi, ce le sera au moins pour quelqu'un d'autre. Mais je ne me préoccupe pas immédiatement de l'auditeur. Sauf à travers une certaine conception du rituel de concert. J'aime bien qu'il soit englobant, que le son soit diffusé par des hauts-parleurs qui encerclent le public. Ce qui rend l'expérience plus forte. J'aime jouer assez fort, parfois trop d'ailleurs ! Cela rend l'expérience physique sans l'empêcher d'être intellectuelle.
Associez-vous souvent votre musique à des images et à la danse, comme dans Iris et Penthésilée ?
Sinon, j'évite plutôt l'association son, image et texte.
Vous sentez-vous influencé par des maîtres ou des modèles ?
Mes compositeurs favoris au XXe siècle, ce sont Schnittke et Ligeti. J'aime aussi certains travaux de Stockhausen en électronique au début des années 50. Et je me reconnais des influences dans des musiques qui ne sont pas savantes : l'Intelligent Dance Music (IDM), DAF et l'Electronic Body Music, entre autres…
Vous citez également parfois le cinéma d'Andrei Tarkovski. Qu'est-ce qui vous séduit chez lui ?
L'épure. Et sa perception du temps, d'un temps fou, dans son cinéma. Je l'ai découvert en regardant Stalker ; j'avais été fasciné par son rapport si mystérieux à la nature sauvage et ingrate. J'aime que sa résonance mystique s'exprime à travers quelque chose de très brut. Parfois, ce ne sont que des particules de poussières. Mais mon film préféré, c'est Le sacrifice où, là aussi, la nature est omniprésente. Je ne suis pas athée, mais je ne suis pas non plus religieux ni mystique… Lui l'est très fort.
Y trouvez-vous un écho dans votre travail ?
Je suis marqué par cette atmosphère et cet amour de la rigueur, de la nécessité. Il travaille sans déchet et c'est ce que j'essaie de faire aussi.
Comment votre travail évolue-t-il ?
Je suis en train de développer un prototype d'instrument expérimental pour éviter d'avoir des curseurs comme sur les tables de mixage. Que l'électronique live ne soit plus simplement au service du groupe mais soit intéressante à jouer en soi.
Comment travaillez-vous avec vos interprètes ?
Sur plusieurs phases. J'esquisse d'abord des formules qui me paraissent pouvoir être développées. J'appelle ensuite l'instrumentiste et lui demande de les jouer. L'instrument intervient comme support de réflexion autour des moyens de développement de la figure : on peut l'étendre, la compresser, la jouer suivant différentes intensités. Puis, avec ce matériel supplémentaire, on improvise afin de favoriser un rapport plus organique avec l'instrument et son caractère idiomatique. Quelles sont les capacités de l'instrumentiste ? Où se déploie-t-il le plus naturellement ? Je n'adapte pas vraiment mon écriture, mais j'essaie de découvrir de la matière sonore par le biais de la physicalité. Les créations de pièces contemporaines sont souvent plus chaotiques que celles de répertoire.
Vous sentez-vous engagé dans votre époque ?
Propos recueillis par Isabelle Françaix à Bruxelles, en décembre 2009