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Jacqueline Fontyn : Grâce et Merveilles - Entretien Isabelle Françaix

Compositrice depuis son plus jeune âge et généreuse pédagogue, Jacqueline Fontyn fête ses 80 ans avec le sourire espiègle d'une petite fille: modeste, charmant et émerveillé. Cette grande dame de la musique, appréciée bien au-delà des frontières de la Belgique, ne manque pas d'humour ni de lucidité sur son parcours personnel ou sur l'histoire de la musique dite «contemporaine». Cependant, elle s'y penche avec délicatesse et discrétion, heureuse de pouvoir aujourd'hui encore vivre de sa passion, sans tambour ni trompettes mais avec émotion.

Méandres, votre toute dernière pièce, est aussi la première que vous commande Musiques Nouvelles depuis la création de l'ensemble en 1962. Qu'est-ce qui en a motivé l'écriture, la forme et le contenu?

En général, c'est la commande ou la demande d'interprètes qui s'intéressent à ma musique qui me motive ou m'inspire. Cette fois-ci, c'était Jean-Paul Dessy pour Musiques Nouvelles. Pendant des semaines, voire des mois, je pense à l'œuvre, j'essaie d'en tracer les contours, d'en dessiner la forme. J'ai toujours un carnet à portée de main, de jour comme de nuit. J'y note des idées sur l'écriture instrumentale, le jeu d'ensemble, des esquisses musicales, etc. Mais en cours de travail, je garde la liberté de modifier mes plans selon la fantaisie de l'instant.

D'où vous vient ce titre: Méandres ? La plupart des titres de vos pièces, simples et visuels, ouvrent des univers poétiques…

Pour beaucoup de mes œuvres, le titre vient après. D'ailleurs, il est parfois plus difficile à trouver que la musique; il est quelquefois suggéré par des amis. C'est plus simple lorsqu'il s'agit de poèmes mis en musique comme Alba ou Mouettes. Par ailleurs, certaines pièces instrumentales ont été inspirées par des poèmes; c'est le cas, entre autres, pour Le Gong (Robert Guiette) pour piano ou Compagnon de la Nuit (Emile Poncin) pour hautbois et piano. . Ces titres-là sont plus littéraires que visuels, mais il y en a de purement picturaux, comme On a landscape by Turner ou In the green shade, d'après un dessin que j'avais vu au Musée asiatique de San Francisco. En visitant le musée de Vienne, j'ai admiré un tableau de Brueghel qui s'appelait Horizon et je l'ai choisi pour titre d'un de mes quatuors à cordes, que je composais à ce moment-là.
 
Si j'aime les tableaux que je veux évoquer, je ne cherche cependant pas à en faire une description mais plutôt à en rendre l'atmosphère ou du moins celle qu'ils me suggèrent.
 

Pour Méandres, je vous avouerais que j'ai puisé dans une liste de titres que je garde en réserve. Quand je trouve un mot joli ou spécial, dans des recueils de poèmes par exemple, je le note… J'aime le mot «méandres» et certains climats dans ce morceau peuvent s'y référer. Particulièrement le début, un peu sombre, ou certains passages qui se veulent mystérieux.

À la lumière de cette nouvelle pièce et en jetant un regard sur l'ensemble de votre œuvre, percevez-vous des étapes, un nouveau chemin, une continuité?

L'ensemble de mes œuvres marque bien sûr une évolution surtout par rapport à celles écrites dès 1953, d'où date la plus ancienne que je n'ai pas reniée; peut-être y a-t-il une continuité dans le langage, le style, la couleur harmonique, la couleur instrumentale… Toutefois, avec le temps, certains éléments s'imposent d'eux-mêmes et ne font plus l'objet de recherches pointues!

Qu'est-ce qui, chaque matin, vous pousse au travail?

Composer est une activité quotidienne, un besoin, une passion, une nécessité. C'est ma vie! Autrefois, quand je faisais une pause de quelques semaines, je devenais nerveuse, de mauvaise humeur; mes enfants me demandaient: «Dis maman, quand recommences-tu à travailler?»
 

Il y a aussi les sollicitations des interprètes ou des organisateurs de concert: ma première commande orchestrale m'a été faite lorsque j'avais 26 ans. J'ai eu la chance de pouvoir travailler presque toujours sur commande ou sur demande, ce qui fait plus ou moins cinquante commandes et une quarantaine de demandes. Du coup, il y a eu peu de périodes creuses où j'ai dû ou pu consulter ma liste de «projets»...

Comment définiriez-vous votre «démarche esthétique», votre recherche de compositrice?

C'est très difficile à définir soi-même; certains emploient, à propos de ma musique, l'expression «impressionnisme moderne», mais je ne tiens pas vraiment à me situer…

Pour qui composez-vous?

Lorsque j'écris une nouvelle pièce, mon but est avant tout que l'interprète ait du plaisir à la jouer. Et aussi que des auditeurs sans préjugé aient du plaisir à l'écouter. Peut-être une émotion… même si je sais que ce terme est parfois considéré actuellement comme désuet par certains.

Qu'est-ce qui vous a conduite vers la composition plutôt que l'interprétation? Car vous n'avez donné qu'un seul récital de piano, à 9 ans.

Ma première apparition en public a eu lieu lorsque j'avais 6 ans. Je prenais des cours de danse et j'ai joué un petit prélude de Bach et un menuet de Beethoven lors d'un intermède du spectacle de fin d'année. En mars 1940, j'ai donné mon premier et unique récital pour une œuvre caritative. Deux mois plus tard, la guerre éclatait. En 1945, j'avais 14 ans et je me dirigeais déjà vers la composition. À 18 ans, j'ai appliqué l'adage de Paul Valéry: «Un métier par homme suffit.» Je pense d'ailleurs que si Béla Bartók ou Maurice Ravel avaient joué moins de piano, nous aurions eu, sans doute, quelques chefs-d'œuvre en plus!

La musique pour vous a-t-elle un sens?

C'est une question que je ne comprends pas… Je ne suis pas ce qu'on peut appeler «une intellectuelle». La musique n'est pas pour moi un sujet d'analyse: je me laisse séduire, émouvoir, emporter… ou je m'ennuie! Mais on ne peut pas juger un musicien sur une seule œuvre; bien sûr certaines musiques me laissent indifférentes tandis que d'autres m'intéressent et me touchent. Si nous écrivions tous la même musique, de la même manière, ce serait terriblement ennuyeux…

Vos toutes premières œuvres, après la découverte du dodécaphonisme, ont été marquées par cette esthétique sans jamais s'y aliéner et se sont librement détachées des diktats. Aujourd'hui, que signifie pour vous le terme de «musique contemporaine»?

C'est une question qui me fait plaisir car, justement, je déteste ce terme! Il a quelque chose de péjoratif, surtout pour ceux qui disent ne pas l'aimer sans la connaître. Je préfère donc l'appellation: «musique de notre temps» avec la diversité et la richesse qu'elle sous-entend.
 

Des préjugés existent, dans tous les domaines… Or l'auditeur peut être motivé par le plaisir de la découverte. Si, dans chaque concert, l'on pouvait intégrer une œuvre de notre temps éventuellement sans l'indiquer au programme, ce serait une bonne chose. A l'issue d'un concert dont j'avais composé le programme – qui contenait une œuvre d'Albert Huybrechts – une auditrice m'a dit: «Je ne connaissais pas cette musique, elle est magnifique!» Par contre, lorsqu'on a jouépour la première fois mon Concerto pour violon au Concours Reine Elisabeth en 1976, j'ai été huée et applaudie frénétiquement en même temps! Que dire de mes illustrissimes «collègues», Messieurs Beethoven ou Debussy (pour ne citer qu'eux) qui ont eu droit à des critiques féroces, à leur époque? Voyez le livre Lexicon of invective on composers since Beethoven.

A notre époque, que vous évoque l'idée de «création au féminin»? Vous sentez-vous davantage «compositrice» que «compositeur»?

Voilà un sujet dont je ne me suis jamais préoccupée. En 1977, j'ai été invitée à Cologne pour y assister à un Congrès international «Frau und Music» car on y jouait deux de mes œuvres. Je me suis trouvée face à des femmes mécontentes et frustrées et cela m'a étonnée et même choquée.
 
Bien sûr, il y a eu – et il y a sans doute encore – des préjugés envers les femmes compositeurs. Je m'en suis rendu compte après coup. Isang Yun, par exemple, qui faisait partie comme moi d'un même jury avait jeté une partition que j'avais ressortie du panier, lui demandant pourquoi elle y était tombée. Il l'a regardée puis a dit «Ah oui, ce n'est pas mal pour une femme!» Une autre fois, mon éditeur, auquel j'avais envoyé un morceau, m'avait répondu qu'il conviendrait très bien aux enseignantes et à leurs petites élèves! Et j'en passe…
 
En ce qui me concerne, être fille fut sans doute une grâce! Mon père aurait voulu être ingénieur, mais il était le neuvième de dix enfants et financièrement il ne pouvait s'inscrire à l'Université. C'était le début du siècle (il était né en 1888): il s'est tout de suite trouvé un travail et il a très bien mené sa barque. De ce fait, si j'avais été un garçon, je crois que j'aurais dû avoir «un vrai métier», car on ne peut pas vivre de la musique…! Je n'ai hélas pas eu l'occasion de lui en parler car, de son vivant, cette question ne m'avait jamais effleurée. D'ailleurs mon gentil papa m'a toujours fort encouragée et aidée à poursuivre mes études.
 
C'est ainsi que, dès mes seize ans, il m'a permis de me rendre à Bruxelles, toute seule! C'était assez exceptionnel à l'époque. Mes leçons chez Marcel Quinet étaient consacrées à l'apprentissage des écritures théoriques: de l'harmonie, du contrepoint et de la fugue. Mais je voulais que la moitié de la leçon au moins fût dédiée à la composition.
 

Après plusieurs années, mon professeur m'a dit: «Il faut que vous changiez d'air! Allez trouver Nadia Boulanger.» Je suis donc allée à Paris où la grande dame m'a reçue dans son luxueux appartement. Elle a regardé une de mes œuvres et l'a critiquée assez sévèrement. Elle m'a invitée à sa réception du mercredi où je me suis trouvée au milieu d'un cercle imposant de musiciens et d'étudiants, dont plusieurs futures stars. Mais le lendemain, je faisais la connaissance de Max Deutsch, disciple de Schoenberg. Et j'ai tout de suite compris que c'était lui qui me ferait changer d'air. Il m'avait dit: «Je vous plongerai dans un bain de musique»!

Professeur de contrepoint puis de composition (de 1963 à 1990) vous-même, et bien que n'ayant pas suivi l'enseignement traditionnel, que désiriez-vous transmettre à vos élèves?

J'ai fait toutes mes études en privé. À 6 ans mes parents m'avaient emmenée à Bruxelles voir Joseph Jongen qui était directeur du Conservatoire. Nous lui avons amené une de mes petites compositions que mon professeur, M. Ignace Bolotine, avait notée pour moi; car nous improvisions beaucoup ensemble à tour de rôle pendant ses merveilleuses leçons de piano. M. Jongen décréta : «Pas de Conservatoire pour cette enfant». Je me suis rendu compte bien tard que ce n'était pas une bonne chose: je n'ai jamais eu de copains ni de collègues qui faisaient des études musicales. J'aurais pu connaître des tas de gens : de futurs compositeurs, chefs d'orchestre, instrumentistes… C'eût été un bel enrichissement!
 

Heureusement, j'ai eu la chance de rencontrer, par après, des personnalités qui ont eu une influence très positive sur mon parcours musical.

Quels compositeurs vous ont particulièrement marquée?

Henri Dutilleux, qui écrit une musique magnifique! Tout comme Witold Lutoslawski, qui m'a aussi aidée dans mon cheminement par quelques remarques judicieuses. Quant au compositeur italien Goffredo Petrassi, il m'a transmis de précieux conseils. Par exemple: «Il faut inventer une forme pour chaque œuvre.» Ou encore: «Pensez à l'écriture linéaire»… (Bien que Francis Poulenc ait dit: «Nous, latins, nous sommes des harmonistes!»)
 

Je tiens surtout à citer Denijs Dille, originaire d'Aarschot, qui était musicologue et professeur de français à l'école normale catholique d'Anvers. Il m'a fait connaître, partition en main, des œuvres importantes de Bartòk et de bien d'autres compositeurs et orchestrateurs de génie. Il n'a cessé de me prodiguer ses encouragements, presque jusqu'à sa mort, en 2005, à 101 ans…

En tant que pédagogue, pensez-vous avoir une mission? Un credo?

Je citerai Denijs Dille qui disait: «Il n'y a pas de bons professeurs, il n'y a que de bons élèves». Je suis tout à fait d'accord. Nous ne pouvons pas inculquer le talent.
 

J'essaie donc de transmettre mon modeste savoir en ce qui concerne l'instrumentation, l'orchestration, la technique, le sens de la construction, de la forme… Je pense que très souvent un échange se fait entre l'étudiant et le professeur. Schoenberg s'est exprimé ainsi à propos d'un de ses écrits: « Ce livre, je l'ai appris de mes élèves». Un jour, un de mes anciens étudiants a dit à propos d'une de mes œuvres entendue en concert: «Je trouve que vous n'êtes pas assez polissonne»! Très bien. L'œuvre suivante, qui était une commande du Conservatoire de Paris pour le concours de percussion, je l'ai appelée Polissonnerie et l'ai dédiée «à mes élèves en remerciement de toutes leurs bonnes leçons!»

Quels conseils donneriez-vous aujourd'hui à un jeune compositeur?

Quand un étudiant arrivait dans ma classe, je lui demandais: «Pourquoi composez-vous?» Il est très important d'en être conscient. Si c'est votre passion, alors ne l'abandonnez jamais et donnez-lui toujours la priorité. Si c'est pour être célèbre, il faut changer de genre et écrire de la musique légère. Si c'est pour gagner de l'argent, je crois qu'il vaudrait mieux ouvrir une baraque à frites!

Dans votre carrière musicale, avez-vous un regret?

Les regrets sont stériles. Nous en avons tous je crois. Probablement ne suis-je pas la seule à regretter que notre musique ne soit pas davantage jouée. Mais je ne peux pas trop me plaindre. Nous avons la chance de vivre dans un pays qui a pour caractéristique d'être petit, donc nous sommes tout de suite dehors!

Même si votre parcours est riche et intense, avez-vous un rêve musical?

Que mes œuvres orchestrales soient interprétées plus souvent, surtout par nos ensembles. Puis, si possible, que ma musique me survive!
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix le 20 avril 2010 à Limelette

Biographie

Jacqueline Fontyn est née à Anvers le 27 décembre 1930.
 
Lui découvrant des dispositions musicales précoces, ses parents la confient peu après son cinquième anniversaire, au pédagogue russe, Ignace Bolotine, qui lui donne des leçons quotidiennes de piano, encourage son goût pour l'improvisation et dont elle garde un merveilleux souvenir.
 

A 14 ans, elle décide de devenir compositeur. Après avoir suivi une formation en écriture musicale auprès de Marcel Quinet, elle se rend à Paris où Max Deutsch lui fait découvrir l'univers de Schoenberg et l'initie à la dodécaphonie, un langage qu'elle utilisera jusqu'en 1979 – mais toujours d'une manière souple et très libre.

Elle fréquente aussi, en 1956, la classe de direction d'orchestre de Hans Swarowsky, à l'Académie für Musik und Darstellende Kunst de Vienne.
 
Dès 1963, elle enseigne la théorie musicale au Conservatoire Royal d'Anvers; en 1970, elle est nommée professeur de composition au Conservatoire Royal de Bruxelles, poste qu'elle occupera jusqu'en 1990, tout en répondant à de nombreuses invitations d'universités et de conservatoires, notamment d'Europe (Allemagne, France, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, Suisse), des Etats-Unis (de New York à San Francisco), du Proche Orient, d'Asie (Chine, Corée, Singapore, Taiwan) et de Nouvelle Zélande.
 
Le catalogue de ses œuvres comprend plus de 100 opus : de la musique orchestrale, vocale, instrumentale et de chambre, qui est interprétée dans le monde entier et figure au programme d'orchestres et de festivals prestigieux.
 
Parmi les nombreuses distinctions qui lui ont été attribuées, citons le Prix Oscar Espla en Espagne et le Prix Arthur Honegger de la Fondation de France, la commande du Concerto de Violon imposé aux finales du "Concours musical international Reine Elisabeth" en 1976, ainsi que deux commandes de la Fondation Koussevitzky de la Librairie du Congrès à Washington.
 
Depuis 2006, tous ses manuscrits sont conservés à la Librairie du Congrès.
 

Membre de l'Académie Royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Jacqueline Fontyn s'est vue conférer par le Roi en 1993, le titre de Baronne, en reconnaissance de ses mérites artistiques.

Un goût pour les climats harmoniques généreux, un rythme souple, un intérêt sans cesse renouvelé pour l'exploration des ressources instrumentales sont autant d'éléments d'un langage en constante évolution, dont les dimensions expressives et poétiques font appel à la sensibilité et à la curiosité de l'auditeur.

Photos : Isabelle Françaix, Archives de Jacqueline Fontyn. Télécharger les photos.