Le 7 mars 2011, dans le cadre d'Ars Musica, le Quatuor Tana crée la nouvelle version du Quatuor n°2 de Michaël Levinas. Le compositeur, soucieux de rester fidèle à l'écoute intérieure qui motive son écriture, nous confie l'évolution patiente et exigeante de son travail.
Je n'étais pas satisfait de la première version. Je ressentais un malaise formel. Comment s'impose l'évidence d'une forme musicale? Ce quatuor ne cessait de m'interroger sur cette question. Dans sa structure initiale en ABA, la partie B centrale, en doubles cordes, développait des phénomènes de «polyphonies paradoxales». Elles m'évoquaient une spirale infinie. A travers elle, le geste formel, privé d'évolution, se refermait. L'abstraction de la spirale, par l'illusion acoustique de la polyphonie, effaçait la chronologie et s'opposait à l'évolution temporelle de la forme du quatuor. Mais je n'arrivais pas à formuler musicalement le début du quatuor ni sa fin. La forme ABA ne paraissait pas en adéquation avec le langage musical qui s'imposait à moi. Le matériau était indocile. J'avais rarement affronté cette tension de manière aussi rebelle.
Mon premier quatuor [Commande et création de Musiques Nouvelles – 1999] était né dans des circonstances musicales moins révoltées; il explorait en quatre mouvements le principe de la réitération et de la variation. Je m'étais inspiré des 33 variations sur un thème de Diabelli de Beethoven, que je venais d'enregistrer.
Le second quatuor, tel que je l'ai redéfini, expérimente en deux mouvements le principe du déploiement et de la métamorphose. Le second mouvement procède par altérations. Les échelles s'altèrent comme un effet doppler. J'ai étudié ce phénomène d'altération chez Debussy et Bartok. C'est un avatar de la modulation tonale. Cependant la transformation des échelles, extrêmement polyphonique, évoque aussi, par glissements successifs et alternatifs d'une hauteur à l'autre, un phénomène acoustique auquel je tiens: le son ne cesse de mourir et renaître. C'est une diaphonie continue, un pleur du son, comme une extinction naturelle inhérente au principe de l'altération.
En 2003, vous citiez votre père, Emmanuel Levinas, pour illustrer un pan de votre quête musicale: «La musique est abstraction pure et pourtant le corps fait chant.» Evoquiez-vous une forme de respiration qui pourrait définir aujourd'hui encore votre vision de l'instrumental et sa pertinence dans votre Second Quatuor?
C'est très ancien mais c'est encore présent dans ma musique.
En 1983, je menais avec mon père un dialogue consacré à cette question précise. Elle sous-tendait les débats esthétiques de l'époque au sein du mouvement de la musique spectrale : «Qu'est-ce que l'instrumental?» L'instrument produit des sons qui ne seraient pas seulement sonores: ils seraient en quelque sorte le prolongement de la voix et du corps. En ce sens, l'instrumental exprimerait l'au-delà de la matérialité du son et le musical serait essentiellement chant. Ce texte des années 80 a sonné une sorte de rupture dans le courant spectral.
Votre question exhume un souvenir inédit, dont l'inspiration et la nécessité hantent encore chez moi particulièrement l'écriture des cordes. Messiaen considérait les cordes à la fois comme pure vocalité et pur timbre. Ramenons cela à quelques modèles fondateurs de la fin du XX siècle, Xenakis et/ou Scelsi. La fin de mon opéra, La Métamorphose [d'après Kafka – 2011] ou le premier mouvement du Second Quatuor se fondent et ne cessent de me révéler ces dimensions particulières de l'instrumental: le mélodique et le vocal, ce pleur du son, sa naissance et sa mort, arsis et thésis du plain-chant.
En 1973, j'ai écrit après Arsis et Thésis ou la chanson du souffle (1971) qui était centré sur cette recherche, une pièce certainement fondatrice de l'Ensemble l'Itinéraire… (J'évoque ici l'ensemble historique, bien sûr.) Il s'agissait de Clov et Hamm, d'après deux personnages de Fin de partie, de Samuel Beckett. «Clov et Hamm»? En lisant ces deux noms étranges dans un article du Nouvel Observateur, j'avais entendu, sans jamais avoir feuilleté une publication de Beckett, un trombone et un tuba qui se réveillaient, se souvenaient de la berceuse de leur enfance, de la fanfare, puis éclataient en larmes dans un bruit de chantier (mon quartier familial était en construction). Je faisais revenir en «fin de partie» le souffle de la respiration enregistré au ralenti et très grave de ma pièce pour flûte basse, Arsis et Thésis. Dans la foulée, mon père et moi nous sommes mis à écrire ensemble un texte sur la solitude du son de la musique de chambre dans une salle, sans comprendre clairement pourquoi j'étais parti de cette pièce de Beckett que je n'avais ni lue ni vue.
«Toute musique de chambre tend au silence et à la solitude dans l'espace», écrivions-nous ensemble. Par la suite, Jérôme et Irène Lindon m'ont raconté que Beckett avait imaginé Clov et Hamm en écoutant un quatuor de Beethoven! Beckett avait-il, lui aussi, entendu cette solitude de l'instrument et sa vocalitéspatiales, devenues allégories musicales au théâtre?
Après la mort de mon père en 1995, j'ai développé différemment la question de l'instrumental. Me préoccupe aujourd'hui le concept de limite de cadre et d'abstraction. Le concept de limite est relié pour moi à l'instrument – de même que ce que j'appelle «les invariants» – et à ce qui construit une part de l'écriture des langues musicale, les symboles, les notations, les codifications.
Il en résulte des conséquences structurelles importantes.
L'écriture pour le compositeur a longtemps impliqué, je crois, deux moments dissociés dans le mouvement de création, deux temps : l'acte de l'écriture lui-même, puis le déchiffrage du signe et sa possibilité de le traduire en son, qui est déjà l'interprétation.
C'est ainsi que le droit de la propriété intellectuelle définit la différence entre le compositeur et l'interprète. Cette dissociation est aujourd'hui juridiquement et musicalement un peu anachronique.
Dans mon travail, il m'arrive souvent de superposer ces deux tempsou de les inverser : je fais mon propre son et je cherche le signe, le caractère qui le symbolisera et constituera le début de l'écriture.
Comment en ce sens avez-vous travaillé le Second Quatuor? Les interprètes sont-ils intervenus dans votre recherche?
J'ai travaillé en plusieurs étapes. Il m'a fallu entendre le Second Quatuor dans sa version initiale par Diotima pour réaliser sa disproportion temporelle et son déséquilibre, liés à l'écriture et non aux interprètes. L'instrument à cordes se rapprochant de la vocalité, la question de l'adéquation entre la fragilité, l'instabilité du son et la notation codifiée par les caractères de l'écriture musicale étaient pour moi un enjeu capital. Par-delà l'angoisse mythique de la page blanche, j'ai toujours eu la sensation que la notation risquait de trahir l'authenticité irréductible des sons tels que je voulais les transmettre, et souhaitais les faire reproduire par l'instrumentiste. Pourrait-il traduire mes signes, mes notations? S'il n'y arrivait pas, si mes signes étaient intraduisibles par quelqu'un d'autre que moi, alors je devenais interprète-compositeur en un seul temps? C'est au cœur de cette problématique que j'aborde aussi aujourd'hui l'écriture instrumentale et que je repose, dans un univers résolument post-spectral, la même question mais avec des développements plus amples: «Qu'est-ce que l'instrumental?» J'ai donc besoin d'un temps d'écriture plus lent. D'où ce travail sur plusieurs années pour ce deuxième quatuor.
Je m'impose dans cette perspective d'établir une relation avec l'instrumentiste, qui ne serait pas celle du metteur en scène et de l'acteur. S'agirait-il de la seule question de la transmission? Je ne le crois pas. Il y a aussi dans le symbole de la notation l'exigence de la structure et de l'abstraction musicale par-delà le seul phénomène acoustique. Encore une fois, il s'agit d'un au-delà du son.
Et pourtant, je ne saurais le dissimuler: je suis compositeur et interprète, mais on peut supprimer la conjonction de coordination entre les deux.
Il m'arrive également de créer mon propre son, non seulement comme le ferait un musicien rock ou de musique actuelle, mais comme le pianiste que je suis.
Propos recueillis par Isabelle Françaix – Février 2012