Imprimer Chercher

Paul-Baudouin Michel : Organiser le hasard ? - Entretien Isabelle Françaix - Octobre 2010 - Bruxelles

Amoureux de littérature, curieux de l'évolution scientifique, soucieux d'observer la pointe de la modernité, Paul-Baudouin Michel ne se laisse pas dépasser par l'informatique: un ordinateur trône dans son bureau, sur lequel il écrit ou recopie ses pièces musicales en cours, satisfait de voguer librement sur internet quand une question le taraude. Il a récemment répertorié son œuvre qui compte à présent 196 numéros d'opus. Il a donné des dizaines de conférences sur les musiques d'aujourd'hui et fait partie depuis 1997 de l'Académie Royale des Sciences, Lettres et Beaux-Arts de Belgique, où Musiques Nouvelles donne un concert en son honneur le 5 mai 2011. Sa carrière dans l'enseignement, d'où il est retraité depuis 1995, l'a conduit à la direction de l'Académie de musique de Woluwe-Saint-Lambert pendant 32 ans où il fut également professeur d'harmonie et d'histoire de la musique. Il enseigna la composition aux Conservatoires Royaux de Mons et de Bruxelles ainsi que l'analyse musicale à la Chapelle Reine Elisabeth. Expérimentateur, Paul-Baudouin Michel demeure un chercheur-créateur.
 

Paul-Baudouin Michel, à 80 ans, quel regard portez-vous sur votre parcours?

Mon âge me donne une vue d'ensemble. Il n'y avait pas spécialement de tonalité dans mes premiers essais mais plutôt une polymodalité. C'était instinctif. Ensuite, mes pièces sont devenues «non tonales» en restant thématiques. Beaucoup sont restées inachevées. Dès le début, j'ai été intéressé par la phraséologie et le développement motivique.

J'ai découvert assez rapidement le système dodécaphonique. En 1961, à Darmstadt, «si on n'est pas sériel, on ne vous joue pas: il faut en tirer les conséquences», disait-on. Appliquer le principe sériel aux durées, aux timbres, aux intensités, aux enveloppes ne me convenait pas. Tout y étant sérialisé et sans aucune répétition, n'importe quoi peut arriver n'importe quand. Le résultat donne l'impression d'un chaos. C'est un paradoxe: plus l'organisation et l'ordre s'installent avec excès, plus croît le taux d'entropie. C'est aussi vrai dans la société. Pour moi, il n'y a pas de hasard. Le hasard, c'est la poubelle dans laquelle on dépose avec des mains tremblantes ce qui n'a pas encore été expliqué. C'est de la paresse ou de la régression mentale.

La musique est avant tout l'art du Temps, comme la danse et le cinéma. L'unité du temps classique en Occident, c'est la grande valeur: la ronde qu'on divise en deux blanches et que l'on subdivise en quatre noires. Mais dans la musique indienne et une grande partie de la musique asiatique, c'est la petite valeur qui est l'unité: l'épaisseur du présent, le Matras que l'on additionne et multiplie en Tala. C'est le temps qui s'ajoute au temps et semble infini…

L'œuvre ouverte ou mobile m'a davantage intéressé car elle se distingue de l'aléatoire. C'est un travail sur la forme. Libration 1 pour piano, par exemple, est une œuvre «à parcours», une sorte d'exploration en apesanteur. Il lui faut donc trouver un langage et un style qui lui soient propres sous peine de glisser sur une pente savonneuse. Ce qui relève de l'heuristique: il faut dégager les règles de notre recherche.

Où se trouve alors la créativité du compositeur?

Dans l'inspiration. Je ne sais comment elle vient. Chez Debussy, elle émanait de la nature: «N'écoutez les conseils de personne sinon du vent qui passe et vous raconte l'histoire du monde…», a-t-il dit un jour. C'est évidemment le contraire de la musique germanique qui est essentiellement développement dialectique et dans laquelle, selon Beethoven, «l'Esprit souffle».

Chez vous, comment se manifeste la créativité?

Dans l'imagination des combinaisons sonores. Si je fais un nuage de sons dans l'aigu sur un fond de cluster grave, il peut prendre un tour évocateuret devenir un ciel étoilé, une galaxie, une illumination selon les niveaux de lecture de chacun.

Votre inspiration est-elle aussi scientifique?

D'une certaine manière. Au Moyen Âge, la musique était considérée comme une science dans le Quadrivium. Je ne crois pas beaucoup à l'improvisation qui a sévi dans l'avant-garde des années 1960/70. On en revient toujours aux mêmes formules qui ont fini par tapisser la mémoire. Il faut trouver, tout en connaissant bien son métier, une crête étroite qui reflète l'esprit du temps. Tout est devenu techno-scientifique. A l'Académie Royale de Belgique, il y a une nouvelle section: «Application de la science». C'est dans l'air. Le cerveau et la pensée ont évolué.

Qu'est-ce qui vous a amené à la musique?

Mon père était clarinettiste amateur; il jouait dans les orchestres d'harmonie du foot et à Jolimont. Malheureusement, il est décédé en 1936. Je me souviens très bien qu'il nettoyait sa clarinette et que je voulais souffler dedans. Il me conseillait de faire «tu» pour attaquer le son, et ce petit détail m'a marqué. Actuellement, beaucoup d'instrumentistes à cordes n'attaquent plus; quant aux chanteurs, ils n'insistent pas assez sur les consonnes de départ. Il faut attaquer le son et non pousser des soupirs à l'envers! J'ai écrit un quatuor à cordes avec percussion dont la mission est de souligner les attaques tout en les colorant. Sans attaque, il n'y a pas de timbres qui sortent des transitoires.

Certains compositeurs vous-ont-ils marqué?

Beethoven! Je pense que c'est le seul. Debussy, Satie, Chopin, Wagner m'ont impressionné sur le plan esthétique mais pas sur celui du langage. L'étude de Bach m'a donné une discipline de pensée. Ceci dit, j'ai l'impression qu'on confond langage et style. Schoenberg avait pourtant beaucoup insisté dans Style et Idée: si on n'a pas d'idée, d'invention, d'imagination, on ne peut avoir de style et sans style, l'idée ne peut apparaître; il y a là une inexplicable dialectique!

Le style, qu'est-ce que c'est?

«Le style est l'homme même», a dit Buffon dans son discours à l'Académie française.

Pourriez-vous définir votre style?

Il a fortement évolué. De plus ou moins tonal-modal, il est devenu en peu de temps plus ou moins sériel et puis… j'ai beaucoup cherché, analysé. Je me suis aperçu que je me répétais. C'est la façon dont on traite les choses qui est importante. Pendant une trentaine d'années, avec l'aléatoire et le sérialisme, l'harmonie a été massacrée. Le dernier mot de Schoenberg sur son lit de mort a été «Harmonie!» Comment interpréter cela? En examinant l'emploi des séries chez les Viennois, on remarque que dans la structure interne d'une série dodécaphonique (notamment chez Webern et le dernier Schoenberg), se trouvent de vrais carrés magiques, ce qui réduit les intervalles et les harmonies. Le style, pour moi, est en grande partie une couleur harmonique et mélodique.

Terza Rima sera créée le 15 mars au Manège lors du Festival Ars Musica. Pourriez-vous nous parler de cette œuvre récente, votre avant-dernier opus?

Terza Rima s'inspire de la phraséologie de la Divine comédie: les rimes embrassées ABA, BDB, CDC… Toutefois, cette pièce ne se réfère pas au texte de Dante ni à son sens. La phraséologie n'est pas classique. Les instruments à sons non entretenus (médiums et aigus) suscitent une certaine couleur. Les motifs et les thèmes reviennent avec quelques variantes. Le nombre d'harmonies est limité. J'y fais intervenir une sanza comme élément théâtral. J'ai été très jeune attiré par le théâtre et l'opéra; j'ai d'ailleurs écrit quatre opéras, dont Jeanne La Folle, grande fresque historico-politique…

(…nocturne cellulaire…) et (…ondes fractales…) appartiennent à votre dernier opus, Seize interludes poétiques pour piano. D'où vous en est venue l'idée?

Seize interludes poétiques est ma dernière œuvre, écrite en août et septembre 2010. Le 16e, (…nocturne cellulaire…), était restée inachevé… en 1952. J'avais vu un film de Cayatte en noir et blanc: des lumières nocturnes traversaient les barreaux de la cellule d'un prisonnier. Cela m'avait frappé. C'est très personnel mais le titre, qui est à peine une suggestion, pourrait être tout autre, comme l'indiquent les points de suspension.

En ce qui concerne (…ondes fractales…), toute musique étant une onde, on peut imaginer qu'elle s'ornemente d'ondelettes puis d'ondelinettes. L'ensemble monte et descend, ce qui constitue l'onde-mère. On y trouve les 12 sons. C'est un univers fractal vu à travers un microtélescope de la NASA! L'onde s'accélère à la fin en valeurs plus longues. Comme chez Honegger, dans Pacific 2.3.1., au fur et à mesure que le train accélère, le tempo diminue. On obtient une stroboscopie sonore de nature technopsychoscientifique. Autrefois, on s'inspirait des lacs, des clairs de lune, des nuits, des paysages ou d'un vers poétique… mais à notre époque, le champ d'inspiration s'est étendu. Nous évoluons de plus en plus vite. Ces interludes sont un peu le carnet d'impressions d'une pensée intellectuelle qui évolue.

Presque tout l'art de notre époque est matérialiste; une œuvre n'est plus qu'une valeur boursière, inhumaine et pessimiste, désespérée et noire. Je ne suis pas pessimiste, en tant que chrétien croyant. Cela n'est pas contradictoire avec mon amour pour la science. J'aimerais avoir une carte du ciel comme sous-main. Celle des astronomes et non des astrologues!

Où situez-vous la musique entre la quête du chercheur et celle de l'humaniste ?

Dans le subconscient, l'intuition. Mes premières expériences musicales, c'était la tête dans l'ouïe et l'ouïe dans la tête. Je ne savais pas encore jouer de piano sinon d'instinct. J'ai commencé la musique assez tard. J'ai obtenu un Prix de Fugue. J'en savais assez pour accompagner quelques solistes à la Chapelle Reine Elisabeth où j'étais étudiant. Les solistes qui font des intégrales de Beethoven ou de Brahms et les chefs qui font des intégrales symphoniques portent des visières pendant trois ans. C'est une vraie carapace. On doit avancer sans carapace et garder un esprit ouvert et aventureux...
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.