Philippe Boesmans : La musique doit exprimer la vie - Entretien Isabelle Françaix
Philippe Boesmans, que signifie pour vous aujourd'hui la musique contemporaine?
Elle n'a en tout cas plus le même sens que dans les années 60 où nous formions un petit groupe un peu sectaire et radical. Le radicalisme à une certaine époque était nécessaire, parce qu'on était seuls et que tout le monde était contre nous, même la presse. J'ai un peu fait partie de l'équipe qui a fondé l'Ensemble Musique Nouvelle (alors au singulier) auprès d'Henri Pousseur et Pierre Bartholomée. La presse a bien changé entre-temps. Et nous aussi ! A un moment, dès la fin des années 50, nous écrivions tous la même musique. Qu'on prenne celle de Stockhausen ou de Boulez : c'était la même ! Tout le monde écrivait dans un langage commun : le post-sérialisme, mais ça n'a pas duré longtemps parce qu'on vit dans un type de société qui ne permet pas cela.
En ce moment, il n'y a plus de style commun ; on n'est pas sorti, quelque part, du romantisme ! Au XVIIIe siècle, tout le monde écrivait la même musique, en dépit des personnalités : entre un concerto de Torelli, de Corelli ou de Vivaldi, il y a peu de différences. A partir de Beethoven, chacun s'est mis à écrire sa propre musique et à y transcrire sa personnalité, ses propres états d'âme.
C'est une situation un peu confuse dans laquelle il est difficile pour un musicologue de voir clair. Mais les compositeurs, eux, sont sur leur chemin.
Où situez-vous le vôtre ?
J'ai sans doute trouvé des moyens pour en sortir progressivement, mais ce n'était pas un plan : on ne peut jamais définir son langage à l'avance.
Les gens peuvent toujours voir ce qu'on a écrit afin d'estimer nos tendances, mais les choses ne sont jamais définitives.
Vous demandez-vous cependant pourquoi vous écrivez, pourquoi vous continuez d'écrire ?
On peut comparer la musique des années 60 à l'art abstrait, non représentatif, très formel… C'est la sensibilité de l'époque. Comme l'indiquait aussi le Nouveau Roman… On disait de nos mises en scène d'opéra : « C'est trop psychologique » ! Comme si l'homme à un moment donné était resté sans psychologie… La psychologie des hommes ne s'est jamais arrêtée ! Mais il était mal vu - c'était un défaut - d'utiliser la psychologie.
Après votre première commande, La Passion de Gilles, qu'est-ce qui vous a conduit à persévérer dans l'opéra ?
J'ai eu très vite une deuxième commande, et ainsi de suite… Je viens de terminer un opéra créé en janvier à l'Opéra de Paris : Yvonne, princesse de Bourgogne d'après Witold Gombrowicz.
Est-ce que le texte inspire votre musique ou le choix du texte vient-il d'une idée musicale ?
J'ai toujours travaillé à partir d'une pièce de théâtre. Avec Luc Bondy, on réfléchit à celle qu'on aimerait faire tous les deux. Il rédige le livret d'après la pièce de théâtre qui ne pourrait être mise en scène telle quelle. On n'en garde qu'un tiers. Il faut supprimer tout ce qui est trop littéraire, long et fleuri. C'est la musique qui prend en charge la poésie. Ensuite, comment faire vivre les personnages ? Comment musicalement les incarner ? J'aime ce travail, et j'aime les personnages qu'ils soient ou non méchants. Quand un bon auteur dramatique écrit une pièce, nous avons tous un peu de chacun de ses personnages en nous, même quand il s'agit des « mauvais ». Nous savons tous ce qu'est l'exclusion, nous avons tous vécu la jalousie… On a tous en nous quelque chose d'un criminel tenté par le mal... Si le compositeur n'a pas ressenti cela, l'opéra ne parle pas aux gens. C'est indispensable.
Qu'il s'agisse d'opéra ou non, la musique pour moi doit exprimer la vie.
Vous prenez donc l'auditeur à parti ?
Ceci dit, je n'ai pas de méthode et ceci n'est une vérité que pour moi. J'ai besoin de ça pour écrire. Tous les compositeurs sont différents. Il peut très bien exister des compositeurs qui ne pensent pas à l'auditeur, sinon inconsciemment peut-être. Il est vrai qu'on ne connaît pas le public et qu'il reste toujours abstrait, mais on écrit toujours pour des gens. On les connaît parfois : « Untel va penser ceci… » On sait parfois à l'avance qui n'aimera pas. Car on est entouré de musiciens et de courants musicaux que l'on identifie : des tendances, des écoles qui vous excluent ou pas, des gens qui changent d'avis sur vous… Cela, il ne faut pas trop en tenir compte. C'est au public qu'il faut penser. C'est pour lui qu'on écrit.
Quelle serait votre définition d'un opéra contemporain, l'opéra étant délaissé à notre époque ?
Je crois que les thèmes abordés dans l'opéra sont universels. En tout cas, c'est ce qui me plaît. Je ne vais pas écrire un opéra sur les sans-papiers, même si je leur suis très solidaire. Ce n'est pas le problème. Mais leur cas sera peut-être réglé dans deux ans et mon opéra ne sera plus compréhensible. Je préfère travailler sur l'exclusion ou l'exil… Quand on donne aujourd'hui une pièce de Shakespeare, on remarque que ses personnages existent toujours à notre époque : les gens de pouvoir, les hommes politiques populistes… Je préfère parler des choses universelles qui sont toujours en nous aujourd'hui. On peut transposer Julie à notre époque !
Avez-vous eu l'idée de travailler avec un auteur d'aujourd'hui ?
Je ne l'ai jamais fait. Mais pourquoi pas ? J'aimerais bien qu'il aborde des choses qui font partie de notre histoire, et sans doute aussi de notre futur. Des problèmes éternels. Dans l'histoire du théâtre, on raconte toujours la même chose. Avec un style et un contexte différent. Aujourd'hui, la société est follement shakespearienne ! On pourrait faire un opéra avec nos « pipoles » hyper médiatisés! Les histoires de cours se perpétuent. Yvonne, c'est un peu ça. C'est une pièce sur la laideur. Yvonne est soi-disant laide, mais le dégoût n'est pas le contraire du désir. Ils sont dans le même axe. Le contraire, c'est l'indifférence. Si vous êtes dans un restaurant et qu'un mutilé entre, personne n'osera le regarder mais tous en auront envie. De même pour une personne excessivement belle. Règne devant le dégoût ou le désir une forme de trouble presque identique. Je me suis rendu compte qu'on pouvait écrire la même musique pour les deux. En face, le désarroi est de même nature.
Quand on compose, on doit trouver de telles solutions. Il serait trop simple d'écrire une musique laide quand Yvonne apparaît.
Marguerite Duras disait : « Au cinéma, je tue l'image par les mots ; dans mes livres, je tue les mots par l'image. »
C'est juste… Le compositeur est le premier metteur en scène car il trouve le ton sur lequel il dit les choses. On peut se fâcher en parlant très doucement, par exemple… Le non-dit peut appartenir au mystère de la musique. Dans le Conte d'Hiver, le comte décide d'être jaloux sans aucune raison. C'est de la parano. L'intérêt de cette pièce réside dans le fait que sa jalousie n'était pas fondée sur des soupçons mais entièrement construite. Cela semble être éternel à l'homme. La musique doit dire des choses sans les élucider. A l'opéra, on ne doit pas donner de solution : on pose des questions…
Envisageriez-vous encore d'écrire de la musique pure ?
Pour moi, elle doit raconter mais… n'est-elle pas toujours pure ? On a beaucoup parlé de musique pure, comme l'Art de la fugue de Bach ou les quatuors de Webern. Mais ces pièces sont pleines de sensualité aussi ! Il y a toujours un fond érotique derrière la musique. Prenons la théorie de Freud selon laquelle l'art est une sublimation des frustrations érotiques : « Tous ces artistes qui essaient d'embellir au maximum leurs œuvres pour mieux cacher leurs origines suspectes ! » Chez Webern, on retrouve de petites notes qui évoquent des caresses… On a mal joué ses œuvres dans les années 60, beaucoup trop sèchement ! Mais ça a changé : même Boulez dirigeant Webern fignole…
Des musiciens comme Jean-Paul Dessy, je pense, en sont très conscients. Ils ont bien dépassé cette époque-là et sont parfois un peu mal vus par d'autres contemporains qui sont davantage dans « l'idée » de la musique « pure », ce qui ne veut rien dire, finalement…
Peut-on parler encore d'une forme de « terrorisme intellectuel » ?
Tout à fait. Il règne très fort dans notre monde aujourd'hui, mais il faut trouver son chemin et adopter l'attitude d'un enfant. Il faut garder une innocence.
En regardant en arrière, au moment où les choses se font, on ne sait pas très bien ce qui se passe. Une œuvre est analysable après et pas avant. Je ne me lève pas le matin en me disant : « Aujourd'hui, je vais être post moderne ». C'est après que l'on peut classer les choses… parce qu'on est dans un monde où on veut classer !
On vous définit comme « compositeur autodidacte », cela joue-t-il un rôle dans votre liberté d'écriture ?
Je n'ai pas suivi de cours de composition… Mais un compositeur est toujours autodidacte. Comment pourrais-je apprendre à quelqu'un la composition ?
Je pousse très fort les jeunes compositeurs à être eux-mêmes, à être libres. Rigoureux et libres !
Vous reconnaissez-vous des maîtres ou des modèles ?
Mon modèle, c'est l'histoire de la musique, je crois ! Bien sûr dans les années 60 j'étais plus attiré par un professeur comme Bério que j'ai bien connu. Chez lui, je sentais une place pour la sensualité et l'émotion, même dans ses pièces sérielles. Au départ, c'était une référence. On m'associe parfois encore à lui, mais c'est une si vieille histoire…
Sur une arche musicale hypothétique, auriez-vous envie de sauver une œuvre et laquelle ?
Oh la la… J'ai des compositeurs de prédilection : Debussy, Schumann, Wagner… Mais une œuvre ! Dans ma mémoire, il y a beaucoup de musiques ! On compose avec une histoire de la musique derrière soi ; on ne peut pas l'effacer… Elle est là. J'ai très peu de partitions chez moi que je puisse consulter. C'est ma mémoire que je consulte. On ne peut pas faire table rase du passé. On écrit des notes ! Même s'il y a eu des gens comme Xénakis : c'est une attitude.
Avez-vous des regrets en musique ?
Dans toutes les œuvres que j'ai écrites, il y a toujours des passages dont je suis moins content, mais je ne les change pas. Parfois, je trouve une note vraiment bizarre, mais c'est comme ça ! De toute façon, si je les retravaillais sans cesse, je ne serais jamais satisfait. Il y a dans mon Concerto pour violon un coup de triangle que j'ai toujours détesté. Personne ne bronche quand je l'entends en sursautant ! Je pourrais l'enlever mais puisque je l'ai écrit, je n'ai qu'à l'assumer !
« Assumer », est-ce un credo ?