Renaud De Putter : Ce à quoi la musique prélude - Entretien Isabelle Françaix
Entretien
Compositeur, réalisateur, auteur, Renaud De Putter (1967*) accepte d'être désorienté et fonde même son œuvre dans cette absence de repères qui ouvrent à l'artiste un espace de rencontres et de possibles où des silhouettes errantes dessinent vaguement leur identité, en voyage, en attente toujours, entre être et devenir. Il multiplie les points de vue hors temps ou « hors chant », dans ce vide infini de solitude et de silence que cerne la musique, bien moins descriptive qu'étrange litanie autour d'un manque, d'une perte, d'un destin qui faut, s'absente mais se raconte.
Renaud De Putter, comment vous situez-vous dans la musique contemporaine ?
La musique fait donc partie d'un projet plus global, comme une articulation ?
En quelque sorte. C'est un moment privilégié d'expression, mais ce n'est plus aussi souvent la fin en soi, unique, de mon travail. J'imagine une narration et je compose la musique qui la sert.
Elle s'inscrit donc dans un puzzle ?
Tout cela concourt à définir une narration. Ce sont des formes de récit que je cherche. Ce n'est pas si surprenant. Dans la musique occidentale, l'opéra ou l'oratorio nous inscrivent déjà dans l'hybride : ce sont des formes complexes qui font intervenir la danse, la musique, une scénographie… Je me sens proche de cette tradition en utilisant les moyens qui sont à ma disposition pour raconter des histoires.
Votre musique est-elle descriptive ?
Non… « Descriptive » est trop précis, trop localisé ; cela évoque le poème symphonique et un agenda narratif. Dans mes récits, la musique est plutôt un personnage. Dans Hors Chant, que je suis en train de terminer, une cantatrice, Marie Toulinguet, perd la voix. Que chante-t-elle alors ? Voilà ce que je dois écrire à ce moment du récit. Quelle est la forme musicale la plus précise et la plus exacte pour que cette narration ait le maximum d'efficacité ?
Ce n'est pas exactement le même travail que celui de Benoît Mernier ni de Philippe Boesmans par exemple, qui - j'imagine - concevront d'abord et essentiellement leur projet comme musical.
D'où naît une œuvre ?
Il y a d'abord cette angoisse, ce sentiment presque physique face à son histoire et à ce néant dans lequel elle était tombée : ce silence qui l'avait frappée brusquement alors qu'elle était pleine de promesses. Derrière la narration se cache un traumatisme historique : les premiers colons installés à Terre-Neuve ont construit leur vie sur le meurtre des Indiens béothuks qui étaient sur cette île. Cela pour moi fait écho : nous sommes tous des enfants de la guerre…
Votre travail partirait donc d'une émotion liée à la perte et à une énigme identitaire. Où se situe le trouble : dans la perte ou dans le regret de ne pas avoir vécu quelque chose ?
Ce sont des questions presque philosophiques… Mais il est vrai que, fondamentalement, la perte ouvre un espace de création. Et je ne me vois pas d'autre action que celle d'explorer cela. Cette démarche n'est pas initialement musicale, quoique ses implications le soient immédiatement pour moi.
J'ai un souvenir d'enfant très puissant. J'aimais déjà beaucoup la musique de Ravel et je me rappelle avoir vu un jour à la télévision un film à son sujet. Je ne me souviens de rien sauf du sentiment d'attente qui en émanait. Une sorte de suspension comme dans sa musique… Qu'attendait-on ? Je ne sais pas…
On peut épiloguer sur ce que serait cette chose à quoi la musique prélude, car c'est cela l'idée : elle prélude. Et puis elle s'arrête. Quelque chose devrait commencer ensuite. Et on est toujours dans cette suspension.
C'est peut-être ce que je ressens le plus profondément comme étant l'émotion musicale. Quelque chose qui n'est pas un lieu, qui vient avant la formulation, avant l'expression…
Comment cela se traduit-il artisanalement dans votre musique ?
Par exemple, dans Hors Chant, cette séquence d'opéra au cœur d'un projet, j'aimerais qu'elle procure à l'auditeur quelque chose de cet ordre-là. Dans Orlane-Cabaret, j'avais demandé à différentes personnes d'écrire des textes pour un personnage et cela s'intégrait dans une sorte de récital imaginaire.
Sans doute des compositeurs plus purement musiciens que moi peuvent-ils aborder fondamentalement cette question dans leur écriture. J'ai davantage besoin de construire un agencement narratif pour transmettre ce sentiment.
Le jeu des combinatoires et des stratégies n'est donc pas premier ?
J'aime bien l'idée d'une unité complexe reçue comme telle.
Comment prenez-vous en compte l'auditeur ?
La musique est à l'intérieur d'un acte de communication.
Pourrait-on dire que vous êtes en quête d'un sens ?
Ce que je fais, ce n'est jamais qu'élaborer des agencements à l'intérieur desquels cette chose-là peut-être se passe… ou pas ! Ce n'est pas à moi de le dire.
Vous souvenez-vous, hormis ce film sur Ravel, d'où vous vient cet élan vers la musique ?
On ne fait jamais qu'attendre. On vit notre vie à attendre. Tout se passe dans un suspens avant un mystère dont on ne connaît rien. L'attente est peut-être une des positions les plus fondamentales de l'homme – très active, contrairement aux apparences.
La notion de beauté intervient-elle dans votre composition ?
Ce n'est pas ce dont parle Baudelaire : "le sein froid de la beauté", non, c'est plutôt de l'ordre du sens, de son avènement. Ce qui est beau, c'est une émotion qui passe et permet une communication.
Écrivez-vous vos propres textes ?
Oui, souvent. Dans Hors Chant, j'ai écrit les textes et le scénario.
Les textes, la musique, l'image : tout cela a l'air très éclaté, mais en réalité je ne cherche jamais qu'une seule chose : l'expression d'une réalité (ce que j'appelle un récit) : un destin.
Vous reconnaissez-vous un héritage musical, littéraire et cinématographique ?
En littérature, certains auteurs comme Virginia Woolf ont eu un rôle capital dès mon adolescence. J'ai commencé par La Promenade au phare. On ouvre là une veine introspective, une écriture de la subjectivité et qui répond aux impressions de l'instant présent. Peut-être aussi à cette idée d'attente…
J'aime beaucoup les films de Duras, de Resnais, de Tarkovski…
Vous sentez-vous l'enfant de votre siècle ?
Pour moi, l'aspect novateur du langage musical fait moins sens que la notion d'identité. C'est en cela que je ne pense pas être un compositeur au sens classique du terme.
Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à cette bifurcation ?
C'est une toute petite différence, comme un angle dont les branches s'écartent progressivement. Philippe Boesmans avait souligné mon attirance pour le texte et la musique quand je ne la sentais pas encore clairement comme une spécificité. Avec le temps, cela s'est affirmé très fort. Je ne sais pas bien quand ça c'est articulé… Un projet a été très important pour moi, en 2001 : Chants de simplification… Avec le recul, je ne le trouve pas très réussi, mais c'était un moment fondateur. C'était assez inabouti mais cela représentait un tas de questions que je devais poser. C'est un peu comme quand on lance une fléchette pour la première fois : il est important de la lancer pour savoir où elle va tomber. Ensuite, on ajuste, réajuste…
Si vous pouviez sauver une œuvre sur une arche musicale, laquelle choisiriez-vous ?
Alors, si je ne devais en choisir qu'une… je ne prendrais rien ! Je n'en prendrais pas.