Thomas Foguenne : De la musique à la cuisine, une redéfinition du partage - Entretien Isabelle Françaix
Peu après que Palimpseste (une de ses dernières pièces, pour flûte, clarinette, clarinette basse, cor et quintette à cordes) a été créé en juin 2006 par l'Ensemble Musiques Nouvelles dans le cadre d'Attention Musiques Fraîches, Thomas Foguenne (1980*) s'est résolument et tout aussi passionnément tourné vers la cuisine ! Non par manque de talent mais par coup de foudre et conviction. Depuis, ce créateur invétéré se soucie d'une alimentation saine et savoureuse entre ses cours de cuisine et de vitalité qu'il dispense à Bruxelles et ses voyages de par le monde comme cuisinier particulier. Comment dès lors résister au plaisir de le rencontrer pour ses choix étonnants, exigeants et féconds ?
Thomas Foguenne, la question est étrange pour démarrer un entretien : pourquoi avez-vous arrêté de composer ?
Mais là, j'abordais quelque chose que la cuisine - non ! - que la musique contemporaine (je fais souvent ce genre de lapsus) ne m'apportait pas : un contact plus immédiat avec un plus grand nombre. En musique, on met des mois à élaborer des objets qui vont être partagés ; en cuisine, ça prend quelques heures, au plus quelques jours ou quelques semaines. Le contact est direct, avec le plaisir et le partage. Il est plus important et gratifiant.
Je n'ai donc pas vécu ce passage comme une rupture. Il s'agissait plutôt d'explorer la même facette différemment.
Qu'entendez-vous par « la même facette » ?
En fait, ces deux activités créatives ne sont pas antinomiques mais complémentaires !
Quand avez-vous commencé à étudier la musique ?
Assez tard. J'avais 10 ans. J'ai commencé le piano mais je composais déjà en primaire dans la cour de récréation. Un professeur avait dit à mes parents : « On est inquiet ; il a passé sa récréation à écrire des trucs sur du papier à musique ! C'est un peu bizarre… »
Vous saviez écrire de la musique ?
Je ne sais pas comment je faisais pour lire la musique ni si je la lisais vraiment (même si ma mère m'avait appris un peu le solfège), mais j'aimais capter des principes en harmonie, en gestion des phrases… Je faisais du coupage-recollage. Je prenais des bouts de cadence. J'ai beaucoup aimé quelques accords dans une sonate de Mozart et je les ai recopiés. J'inventais des débuts différents… Je me suis mis à composer avec la nécessité de me réapproprier les choses tout de suite, dès le début.
Vous entendiez ce que vous composiez ?
Je faisais des choses assez simples. J'avais compris les principes de base de l'harmonie : premier degré, cinquième degré et je composais un opéra avec juste des fonctions de tonique et de dominante puis je m'arrêtais après trois pages pour faire autre chose. C'était très particulier !
Avez-vous étudié la composition ?
De pièce en pièce, je reprenais le même projet, très plastique. Je les ai tout de suite entendu jouer. Et là : quelle horreur ! Ce n'était pas moche, mais les circuits qui se mettaient en place n'étaient plus du tout les mêmes que ceux qui s'établissaient quand j'écrivais de la musique tonale… Je me suis alors mis en quête de sensualité, de plaisir parce que tout cela en était vraiment absent ! C'était ascétique ! J'avais appelé une pièce Le Cri en référence à Munch. C'était très éloigné de ce que je croyais avoir écrit.
Vous ne les aviez pas entendues intérieurement ?
Dans la pièce que j'ai écrite pour Musiques Nouvelles, j'ai d'abord fait de grands plans qui étaient des graphiques sans notes, sans hauteurs. Juste des rapports de masse. Je composais de la musique électronique, ce qui a approfondi mon rapport visuel à la musique : chez Annette Van de Gorne, on prend un son et on le fait passer par une interface visuelle avec un logiciel de décomposition en spectres, etc. Peut-être aurais-je dû peindre ces choses-là !
J'ai fait mon chemin vers la musique en privilégiant l'aspect plastique. J'aimais aussi certaines démarches comme celles de Nono : politiques, métaphoriques ou sociales, assez ludiques... La musique spectrale aussi m'intéressait. J'ai utilisé leurs outils. Et puis plus tard Romitelli. Il avait un discours très visuel. On le comparait à Francis Bacon dans sa manière de peindre à vif, très « viande crue ». Il a écrit beaucoup de boucles : quelques secondes qui apparaissent, réapparaissent et se modifient donnent un aspect très « touchable » à sa musique. Un objet revient différemment, comme en film. Boucles étranges ou simili-boucles, à la manière de ce que traite David Lynch dans Lost Highway, et qui génèrent des sentiments paradoxaux de perte de repère…
Selon vous, existe-t-il une sensibilité contemporaine ?
Les démarches sont différentes et collégiales. Je ne vais plus beaucoup aux concerts de musique contemporaine… Le spéculatif moins sensuel me touche peu : se faire ouvrir la tête et guider par un discours explicatif est quand même un peu bizarre… Il ne s'agit plus uniquement de musique. On peut mettre cela en parallèle avec le concept des restaurants de Ferran Adria : si vous ne sentez pas la branche de romarin qu'un serveur vous passe sous le nez avant de déguster votre crevette géante, celle-ci ne sonnera pas comme il le faudrait !
Cela peut être stimulant pour un créateur mais pas toujours pour un auditeur.
J'aime beaucoup le cinéma, mais… c'était le moyen de faire entrer le plastique dans le discours musical ! Je m'en rends compte en le disant ! Le plastique en mouvement, c'est vraiment ce que j'aurais exploré si j'avais continué…
J'aime l'électronique et surtout l'écriture sur support : bidouiller des sons sur un ordinateur et les tripatouiller, cela ressemble à la démarche d'un cuisinier ! On essaie une petite sauce, on la goûte, on rajoute quelque chose… Le travail sur ordinateur est équivalent : on écoute, on change, on attend un peu, on réécoute, on réessaie autre chose. Instrumentalement, ce n'est pas aussi direct : on écrit quelque chose, on le relit, mais ça se passe en court-circuit.
Quand vous avez écrit la pièce Palimpseste pour l'EMN, où en étiez-vous de votre cheminement musical ?
Dans Palimpseste, j'ai écrit un peu ce que j'aurais aimé écrire sur support, avec une écriture un peu en boucle, quelque chose de très plastique et visuel.
Ce type d'expression ne vous manque-t-il pas ?
Le design culinaire, encore un peu flou, consiste à se réapproprier la dimension visuelle et plastique de la cuisine. J'ai essayé une expérience mixte musique/cuisine avec un ami plasticien photographe lors d'un repas happening où la dimension musicale était écrite comme une partition. Le rapport entre les deux n'est pas vraiment évident. Finalement, l'expérience n'a pas abouti : je n'en trouvais pas la nécessité… Peut-être un jour parviendrais-je à articuler tout cela.
Faites-vous encore de la musique ?
Pendant longtemps, j'ai continué à jouer de l'orgue à l'église dans le village près de chez mes parents. J'ai arrêté il y a un an seulement. C'était mon dernier contact avec la musique. Je jouais les Préludes et Fugues de Bach.
Pourquoi avoir arrêté totalement ?
La cuisine est assez prenante et j'aime faire les choses à fond. Quand je composais, je ne faisais que ça toute la journée. J'ai toujours plus de projets dans une journée que d'heures pour les réaliser. Ca déborde !
De la cuisine pure, ça m'embête. Je me suis lancé dans la cuisine diététique où je suis aussi radical dans la dimension du plaisir gastronomique que dans celle de la pertinence diététique.
Vous engagez-vous dans votre époque ?
Ca me fascine et je ne veux pas me situer aux antipodes. Mais je voudrais combiner ces dimensions d'expérience sans être aussi radical ni spéculatif ; j'aimerais « exploser » l'expérience du repas pour reconstruire de la convivialité. En Asie, on ne commande pas son entrée chacun de son côté, ni son plat ou son dessert. Les plats sont au milieu, on s'assied sur une table spécialement aménagée pour des bouillons par exemple. C'est une déconstruction mais aussi une construction autour d'une convivialité qui me semble intéressante.
Propos recueillis par Isabelle Françaix en décembre 2008 à Bruxelles