Far East - Klara Festival
Programme
Far East : Dialogue et "reliance"
L'appellation Far East que l'on traduit en français par « Extrême-Orient » relève d'une vision indéniablement européocentrique, ce qui devrait alerter la vigilance de tout « Occidental » qui souhaite éviter la caricature à une époque où l'engouement pour ce qu'on nomme confusément les « sagesses orientales » suscite les rêves et la curiosité. Le sinologue belge Simon Leys, dans ses Essais sur la culture et la politique chinoise (Editions Robert Laffont, Paris, 1991, p60-61), considère la Chine comme « cet Autre fondamental sans la rencontre duquel l'Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des limites de son Moi culturel ». L'affirmation d'une identité occidentale semble passer par le désir d'altérité, dans l'espoir de renouveler une approche du monde cartésienne et dualiste.
En évoquant l'Extrême-Orient, nous parlons effectivement de la Chine, et plus largement des trois autres pays d'Asie orientale : le Japon, la Corée et la Mongolie auxquels les traditions musicales associent généralement le Vietnam qui appartient au Sud-Est asiatique. Les relient un grand nombre d'instruments semblables, l'échelle pentatonique de base, l'élément mélodique et des terminologies analogues. De plus en plus, cependant, dès la fin des années 80, les rencontres entre musiques extrême-orientales et occidentales estompent les limites, accueillent d'autres traditions du Sud-Est asiatique, favorisant un style quelquefois hybride, aux multiples « arrangements ». Ce qui deviendrait péjoratif en termes de « world music » soumise au marché de la mode, peut révéler une quête de synthèse, intègre et passionnée, entre l'art extrême-oriental et la culture européenne. François Cheng, écrivain chinois qui vit à Paris et écrit en français, préfère parler de « reliance » plutôt que de communion ou de symbiose qui sous-entendent l'avalement de l'un ou de l'autre. La reliance au contraire respecte l'altérité et l'échange.
En ce début de XXIe siècle, certains musiciens traditionnels d'Extrême-Orient « arrangent » des pièces anciennes selon des procédés d'écriture occidentaux. D'autres, formés à l'école occidentale, cherchent l'inspiration dans leur folklore et s'attachent à de grandes compositions de style occidental, sonates, symphonies, etc. Inversement, en Occident, de nombreux compositeurs interrogent les critères esthétiques de la pensée orientale, y découvrant une éthique du mouvement qui, plus que l'originalité et l'identité, privilégie la saisie du souffle, l'harmonie entre les métamorphoses des formes et celles du monde, l'énergie vitale de l'artiste et de son œuvre. Le sinologue français Cyrille Javary évoque volontiers la notion de « beauté vive », en perpétuelle mutation, plus parlante en Chine que celle, plus figée, de « beauté pure » née en Grèce antique.
La rencontre au Palais des Beaux-Arts des Ensembles TIMF et Musiques Nouvelles, le premier coréen, le second belge, semble mettre en mouvement cette « reliance » entre deux univers, à travers les œuvres mêlées de compositeurs chinois, japonais, coréens, malais et belge et, plus physiquement, par la chorégraphie de la Coréenne Kyung-a-Ryu, qui dansera entre les deux scènes que se partageront les deux ensembles. Egalement plasticienne et diplômée de l'Université des Arts de Séoul, Kyung-a-Ryu explore autant les formes traditionnelles que contemporaines ; elle a créé sa propre compagnie Echo in the Dream en 2005.
L'Ensemble TIMF, de formation instrumentale occidentale, se réclame de l'héritage philosophique et spirituel du compositeur allemand d'origine coréenne Isang Yun (1917-1995) qui défendit activement l'indépendance et la démocratisation de son pays d'origine. Naturalisé allemand en 1971, il inscrivit son œuvre dans un expressionnisme sériel riche de couleurs et d'impressions d'Asie, sans dénaturer ni l'un ni l'autre, poète de « la mobilité dans l'immobilité ». L'Ensemble TIMF jouera une de ses dernières œuvres, emblématique de son parcours : OstWest-Miniaturen I (1994). Outre la création d'une œuvre d'un compositeur asiatique, Nachtlied de Yasuko Yamakuchi et le Sanjo for solo kayagum 12 strings N°1, "Opening into the sounds'circus" du Belge Baudouin de Jaer (1962), TIMF nous fera découvrir une pièce pour violon et piano du Malais Kee Yong Chong (1971) et la pièce Canti di bocca chiusa e melisma du Coréen Bonu Koo (1958).
Kee Yong Chong a commencé ses études à l'Institut des Arts de Kuala Lumpur ; il s'est ensuite penché sur la musique chinoise au Conservatoire de Xian avant de compléter sa formation au Conservatoire Royal de Bruxelles dans les sections flamande et francophone. Chacune des ses œuvres traduit cette rencontre entre l'austérité du vocabulaire contemporain, la vitalité des traditions d'Extrême-Orient et ses instruments les plus représentatifs. Surgit une personnalité musicale intense dont l'inventivité, nourrie de traditions pleinement intériorisées et de codes musicaux endossés avec liberté, déjoue les frontières culturelles.
Au terme de ses études à Séoul puis à la Musikhochschule de Stuttgart, Bonu Koo explore le langage électroacoustique sans perdre de vue le patrimoine musical de son pays.
Baudouin de Jaer est belge. Compositeur, violoniste et pédagogue formé en Belgique et au Canada par des compositeurs tels que Henri Pousseur, Frédéric Rzewski ou Philippe Boesmans, il a effectué le chemin inverse, voyageant au Mexique, au Pérou, en Palestine, au Maroc… ou en Corée, dont le kayagum, instrument à cordes coréen du VIe siècle, lui inspire les pièces solo qui lui sont dédiées.
Face à l'Ensemble TIMF, l'Ensemble Musiques Nouvelles a choisi de rendre hommage au compositeur chinois Hao Fu Zhang (1952) qui réside en Belgique depuis 25 ans et de créer les nouvelles pièces de deux jeunes compositeurs : Suona et quatuor à cordes de la Chinoise Lok YinTang et Yuragi – vacillation - du Japonais Atsuhiko Gondai (1965).
Le Sextuor pour clarinette, clarinette basse et quintette à cordes de Hao Fu Zhang est représentatif de la complémentarité chère au compositeur entre la « philosophie englobante orientale et la pensée logico-analytique occidentale » destinée à « servir l'humanité ». Hao Fu Zhang puise les forces vives de sa musique dans la rencontre des deux cultures, puissamment sacrée : « Mon travail de composition est pour moi une sorte de prière ; chaque matin, dans mon bureau, je suis en pleine communion avec une grande croix dans mon esprit, dont la ligne horizontale représente les cultures occidentales et orientales, la ligne verticale les cultures passées et présentes. Mon dieu est la culture de l'humanité, ma prière est un dialogue avec tous les grands maîtres que j'estime. » (À l'occasion de la création de La prière pour orchestre de chambre par l'Ensemble Musiques Nouvelles le 10 juin 2001 au Botanique, Bruxelles).
Lok-Yin Tang est née à Hong-Kong où elle termine actuellement un doctorat à l'Université chinoise. Sa carrière de compositrice est déjà couronnée de nombreux prix en Asie et ses œuvres au croisement de l'Orient et de l'Occident, à la fois précises et elliptiques, sont jouées dans le monde entier. L'EMN a déjà interprété une de ses pièces, The giving tree, lors du millésime 2008 d'Attention Musiques Fraîches aux Brigittines à Bruxelles.
Atsuhiko Gondai, né à Tokyo, a étudié la composition à l'école Toho Gakuen et a poursuivi ses études musicales à la Musikhochschule de Freiburg, peaufinant ensuite des cours de musique avec ordinateur à l'IRCAM. Il vit aujourd'hui entre Paris et Tokyo, enseignant à l'école Toho Gakuen et organiste d'une église catholique. Sa musique recherche un espace musical rituel, imprégné de la foi catholique et de la tradition ritualiste confucéenne, nourri également de ses relations avec le prêtre bouddhiste Seimeika et les représentants de la musique bouddhiste pour le projet A millenium of Resonance, exécuté en 2001-2002.
Dans l'esquisse de ce concert inhabituel se devine un questionnement plus profond que celui d'une simple mise en présence de deux cultures si étranges l'une à l'autre. On y perçoit tout autant une quête d'identité qu'un désir d'altérité à travers une vision du monde moderne, autre que religieuse ou scientifique, qui ne craint pas d'invoquer les chemins du sacré.
Isabelle Françaix
Écouter
Falling up de Lok-Yin-Tang pour suona et quatuor à cordes / Guo Yazhi et Tana
Représentations passées
05/09/2009
Bozar Scène Henry Le Bœuf - 1000 Bruxelles