Jacqueline Fontyn : Grâce et Merveilles - Entretien Isabelle Françaix
Méandres, votre toute dernière pièce, est aussi la première que vous commande Musiques Nouvelles depuis la création de l'ensemble en 1962. Qu'est-ce qui en a motivé l'écriture, la forme et le contenu?
En général, c'est la commande ou la demande d'interprètes qui s'intéressent à ma musique qui me motive ou m'inspire. Cette fois-ci, c'était Jean-Paul Dessy pour Musiques Nouvelles. Pendant des semaines, voire des mois, je pense à l'œuvre, j'essaie d'en tracer les contours, d'en dessiner la forme. J'ai toujours un carnet à portée de main, de jour comme de nuit. J'y note des idées sur l'écriture instrumentale, le jeu d'ensemble, des esquisses musicales, etc. Mais en cours de travail, je garde la liberté de modifier mes plans selon la fantaisie de l'instant.
D'où vous vient ce titre: Méandres ? La plupart des titres de vos pièces, simples et visuels, ouvrent des univers poétiques…
Pour Méandres, je vous avouerais que j'ai puisé dans une liste de titres que je garde en réserve. Quand je trouve un mot joli ou spécial, dans des recueils de poèmes par exemple, je le note… J'aime le mot «méandres» et certains climats dans ce morceau peuvent s'y référer. Particulièrement le début, un peu sombre, ou certains passages qui se veulent mystérieux.
À la lumière de cette nouvelle pièce et en jetant un regard sur l'ensemble de votre œuvre, percevez-vous des étapes, un nouveau chemin, une continuité?
L'ensemble de mes œuvres marque bien sûr une évolution surtout par rapport à celles écrites dès 1953, d'où date la plus ancienne que je n'ai pas reniée; peut-être y a-t-il une continuité dans le langage, le style, la couleur harmonique, la couleur instrumentale… Toutefois, avec le temps, certains éléments s'imposent d'eux-mêmes et ne font plus l'objet de recherches pointues!
Qu'est-ce qui, chaque matin, vous pousse au travail?
Il y a aussi les sollicitations des interprètes ou des organisateurs de concert: ma première commande orchestrale m'a été faite lorsque j'avais 26 ans. J'ai eu la chance de pouvoir travailler presque toujours sur commande ou sur demande, ce qui fait plus ou moins cinquante commandes et une quarantaine de demandes. Du coup, il y a eu peu de périodes creuses où j'ai dû ou pu consulter ma liste de «projets»...
Comment définiriez-vous votre «démarche esthétique», votre recherche de compositrice?
C'est très difficile à définir soi-même; certains emploient, à propos de ma musique, l'expression «impressionnisme moderne», mais je ne tiens pas vraiment à me situer…
Pour qui composez-vous?
Lorsque j'écris une nouvelle pièce, mon but est avant tout que l'interprète ait du plaisir à la jouer. Et aussi que des auditeurs sans préjugé aient du plaisir à l'écouter. Peut-être une émotion… même si je sais que ce terme est parfois considéré actuellement comme désuet par certains.
Qu'est-ce qui vous a conduite vers la composition plutôt que l'interprétation? Car vous n'avez donné qu'un seul récital de piano, à 9 ans.
Ma première apparition en public a eu lieu lorsque j'avais 6 ans. Je prenais des cours de danse et j'ai joué un petit prélude de Bach et un menuet de Beethoven lors d'un intermède du spectacle de fin d'année. En mars 1940, j'ai donné mon premier et unique récital pour une œuvre caritative. Deux mois plus tard, la guerre éclatait. En 1945, j'avais 14 ans et je me dirigeais déjà vers la composition. À 18 ans, j'ai appliqué l'adage de Paul Valéry: «Un métier par homme suffit.» Je pense d'ailleurs que si Béla Bartók ou Maurice Ravel avaient joué moins de piano, nous aurions eu, sans doute, quelques chefs-d'œuvre en plus!
La musique pour vous a-t-elle un sens?
C'est une question que je ne comprends pas… Je ne suis pas ce qu'on peut appeler «une intellectuelle». La musique n'est pas pour moi un sujet d'analyse: je me laisse séduire, émouvoir, emporter… ou je m'ennuie! Mais on ne peut pas juger un musicien sur une seule œuvre; bien sûr certaines musiques me laissent indifférentes tandis que d'autres m'intéressent et me touchent. Si nous écrivions tous la même musique, de la même manière, ce serait terriblement ennuyeux…
Vos toutes premières œuvres, après la découverte du dodécaphonisme, ont été marquées par cette esthétique sans jamais s'y aliéner et se sont librement détachées des diktats. Aujourd'hui, que signifie pour vous le terme de «musique contemporaine»?
Des préjugés existent, dans tous les domaines… Or l'auditeur peut être motivé par le plaisir de la découverte. Si, dans chaque concert, l'on pouvait intégrer une œuvre de notre temps éventuellement sans l'indiquer au programme, ce serait une bonne chose. A l'issue d'un concert dont j'avais composé le programme – qui contenait une œuvre d'Albert Huybrechts – une auditrice m'a dit: «Je ne connaissais pas cette musique, elle est magnifique!» Par contre, lorsqu'on a jouépour la première fois mon Concerto pour violon au Concours Reine Elisabeth en 1976, j'ai été huée et applaudie frénétiquement en même temps! Que dire de mes illustrissimes «collègues», Messieurs Beethoven ou Debussy (pour ne citer qu'eux) qui ont eu droit à des critiques féroces, à leur époque? Voyez le livre Lexicon of invective on composers since Beethoven.
A notre époque, que vous évoque l'idée de «création au féminin»? Vous sentez-vous davantage «compositrice» que «compositeur»?
Après plusieurs années, mon professeur m'a dit: «Il faut que vous changiez d'air! Allez trouver Nadia Boulanger.» Je suis donc allée à Paris où la grande dame m'a reçue dans son luxueux appartement. Elle a regardé une de mes œuvres et l'a critiquée assez sévèrement. Elle m'a invitée à sa réception du mercredi où je me suis trouvée au milieu d'un cercle imposant de musiciens et d'étudiants, dont plusieurs futures stars. Mais le lendemain, je faisais la connaissance de Max Deutsch, disciple de Schoenberg. Et j'ai tout de suite compris que c'était lui qui me ferait changer d'air. Il m'avait dit: «Je vous plongerai dans un bain de musique»!
Professeur de contrepoint puis de composition (de 1963 à 1990) vous-même, et bien que n'ayant pas suivi l'enseignement traditionnel, que désiriez-vous transmettre à vos élèves?
Heureusement, j'ai eu la chance de rencontrer, par après, des personnalités qui ont eu une influence très positive sur mon parcours musical.
Quels compositeurs vous ont particulièrement marquée?
Je tiens surtout à citer Denijs Dille, originaire d'Aarschot, qui était musicologue et professeur de français à l'école normale catholique d'Anvers. Il m'a fait connaître, partition en main, des œuvres importantes de Bartòk et de bien d'autres compositeurs et orchestrateurs de génie. Il n'a cessé de me prodiguer ses encouragements, presque jusqu'à sa mort, en 2005, à 101 ans…
En tant que pédagogue, pensez-vous avoir une mission? Un credo?
J'essaie donc de transmettre mon modeste savoir en ce qui concerne l'instrumentation, l'orchestration, la technique, le sens de la construction, de la forme… Je pense que très souvent un échange se fait entre l'étudiant et le professeur. Schoenberg s'est exprimé ainsi à propos d'un de ses écrits: « Ce livre, je l'ai appris de mes élèves». Un jour, un de mes anciens étudiants a dit à propos d'une de mes œuvres entendue en concert: «Je trouve que vous n'êtes pas assez polissonne»! Très bien. L'œuvre suivante, qui était une commande du Conservatoire de Paris pour le concours de percussion, je l'ai appelée Polissonnerie et l'ai dédiée «à mes élèves en remerciement de toutes leurs bonnes leçons!»
Quels conseils donneriez-vous aujourd'hui à un jeune compositeur?
Quand un étudiant arrivait dans ma classe, je lui demandais: «Pourquoi composez-vous?» Il est très important d'en être conscient. Si c'est votre passion, alors ne l'abandonnez jamais et donnez-lui toujours la priorité. Si c'est pour être célèbre, il faut changer de genre et écrire de la musique légère. Si c'est pour gagner de l'argent, je crois qu'il vaudrait mieux ouvrir une baraque à frites!
Dans votre carrière musicale, avez-vous un regret?
Les regrets sont stériles. Nous en avons tous je crois. Probablement ne suis-je pas la seule à regretter que notre musique ne soit pas davantage jouée. Mais je ne peux pas trop me plaindre. Nous avons la chance de vivre dans un pays qui a pour caractéristique d'être petit, donc nous sommes tout de suite dehors!
Même si votre parcours est riche et intense, avez-vous un rêve musical?
Biographie
A 14 ans, elle décide de devenir compositeur. Après avoir suivi une formation en écriture musicale auprès de Marcel Quinet, elle se rend à Paris où Max Deutsch lui fait découvrir l'univers de Schoenberg et l'initie à la dodécaphonie, un langage qu'elle utilisera jusqu'en 1979 – mais toujours d'une manière souple et très libre.
Membre de l'Académie Royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, Jacqueline Fontyn s'est vue conférer par le Roi en 1993, le titre de Baronne, en reconnaissance de ses mérites artistiques.
Un goût pour les climats harmoniques généreux, un rythme souple, un intérêt sans cesse renouvelé pour l'exploration des ressources instrumentales sont autant d'éléments d'un langage en constante évolution, dont les dimensions expressives et poétiques font appel à la sensibilité et à la curiosité de l'auditeur.