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Philippe Boesmans : La musique doit exprimer la vie - Entretien Isabelle Françaix

Yvonne, princesse de Bourgogne vient d'être créée à Paris et Julie sera revisitée par l'Ensemble Musiques Nouvelles dirigé par Jean-Paul Dessy, sous une mise en scène de Matthew Jocelyn, dès novembre 2009. Essentiellement requis par la composition d'opéras, Philippe Boesmans, qui livre plus rarement des pièces instrumentales, écrit en ce moment une œuvre concertante pour l'Ensemble Musiques Nouvelles et le Quatuor Tana. On trouve clairement dans ces deux démarches musicales une profonde unité : l'émotion, autrement dit l'étude minutieuse des passions humaines et leur transposition musicale souvent à rebours des conventions. Nous serions bien en peine d'emprisonner Philippe Boesmans dans un courant musical, une veine moderne ou une quelconque définition encyclopédique quand il nous parle avant tout et avec simplicité d'un cheminement passionnément investi.

Philippe Boesmans, que signifie pour vous aujourd'hui la musique contemporaine?

Elle n'a en tout cas plus le même sens que dans les années 60 où nous formions un petit groupe un peu sectaire et radical. Le radicalisme à une certaine époque était nécessaire, parce qu'on était seuls et que tout le monde était contre nous, même la presse. J'ai un peu fait partie de l'équipe qui a fondé l'Ensemble Musique Nouvelle (alors au singulier) auprès d'Henri Pousseur et Pierre Bartholomée. La presse a bien changé entre-temps. Et nous aussi ! A un moment, dès la fin des années 50, nous écrivions tous la même musique. Qu'on prenne celle de Stockhausen ou de Boulez : c'était la même ! Tout le monde écrivait dans un langage commun : le post-sérialisme, mais ça n'a pas duré longtemps parce qu'on vit dans un type de société qui ne permet pas cela.

Nous vivons dans une société de haute consommation, où l'on demande à un compositeur de se diversifier. On joue une pièce à vous dans un festival puis on vous en demande une autre qui doit être différente. On ne veut plus avoir de modèle avec un  même schéma, même s'il est investi d'imagination (comme l'étaient les quatuors à corde de Haydn). C'est pour cela que dans les festivals de musique contemporaine, il y a des tendances et des exclus qui ne font pas partie de la couleur requise, tantôt plus dure ou plus ouverte, etc.
 

En ce moment, il n'y a plus de style commun ; on n'est pas sorti, quelque part, du romantisme ! Au XVIIIe siècle, tout le monde écrivait la même musique, en dépit des personnalités : entre un concerto de Torelli, de Corelli ou de Vivaldi, il y a peu de différences. A partir de Beethoven, chacun s'est mis à écrire sa propre musique et à y transcrire sa personnalité, ses propres états d'âme.

Nous avons vécu le postsérialisme, le minimalisme, la musique spectrale… Tout ça s'est ouvert et on a constaté un retour à certaines choses qui font davantage penser à la musique « d'avant ».  Chacun a cherché un chemin plus personnel. D'où notre situation aujourd'hui, où tellement de choses différentes représentent le contemporain.
 

C'est une situation un peu confuse dans laquelle il est difficile pour un musicologue de voir clair. Mais les compositeurs, eux, sont sur leur chemin.

Où situez-vous le vôtre ?

C'est très difficile, parce qu'on ne sait jamais se situer ! On n'a jamais fini. Je ne sais pas à l'avance ce que j'écrirai dans deux ans.
 
J'ai commencé à écrire au début des années 60. J'étais dans cette atmosphère de musique contemporaine un peu coupée des autres musiques et je crois qu'alors, sans en avoir clairement conscience, je faisais partie de ceux qui se demandaient confusément comment sortir de cette espèce de ghetto, en dépit des très belles œuvres de l'époque.
 

J'ai sans doute trouvé des moyens pour en sortir progressivement, mais ce n'était pas un plan : on ne peut jamais définir son langage à l'avance.

Les gens peuvent toujours voir ce qu'on a écrit afin d'estimer nos tendances, mais les choses ne sont jamais définitives.

Vous demandez-vous cependant pourquoi vous écrivez, pourquoi vous continuez d'écrire ?

Bien sûr. La constatation que l'on peut faire de ces années-là, c'est que l'émotion était bannie de la musique. On ne pouvait d'ailleurs pas en parler. C'était mal vu et tout de suite considéré comme un peu bas, un peu louche. Il faut se dire aussi que juste après la guerre, on avait peur de l'émotion ! Peur de se faire entraîner par des passions. La forme et la structure ont donc pris une importance si capitale qu'on s'est mis à oublier que la musique doit parler aux gens !
 
J'ai connu un avantage : on m'a commandé des opéras. C'était à la Monnaie pour la première fois.
 
A l'opéra, en évoquant la psychologie des personnages que l'on fait vivre, on ne peut pas éviter l'émotionnel. On doit pouvoir écrire une musique qui peut être triste, joyeuse, exprimer la solitude, la jalousie, l'exclusion… Or, dans le langage un peu abstrait du post-sérialisme, c'était impossible. Il fallait trouver d'autres moyens et je les ai cherchés progressivement.
 
Les opéras m'ont permis de trouver mon chemin, ma musique. Cela se reflète sûrement dans les pièces que j'ai écrites entre chacun d'eux. Je devais trouver des solutions expressives.
 
La beauté de la musique postsérielle consistait en une certaine blancheur, une absence d'expression qui lui donnait sa beauté suspendue, constellatoire… Mais c'était trop peu pour pouvoir raconter des histoires.
 
C'est par une forme d'illustration des sentiments humains que, personnellement, j'ai dû chercher des solutions. Ca m'a parfois été reproché par les plus « durs » de la musique contemporaine : « Boesmans est sur une voie un peu trop facile… L'émotion, etc. » Car il y avait une sorte de pudeur dans l'art en général. Dans la peinture, ce dont on revient aujourd'hui, en quittant un peu la peinture abstraite…
 

On peut comparer la musique des années 60 à l'art abstrait, non représentatif, très formel… C'est la sensibilité de l'époque. Comme l'indiquait aussi le Nouveau Roman… On disait de nos mises en scène d'opéra : « C'est trop psychologique » ! Comme si l'homme à un moment donné était resté sans psychologie… La psychologie des hommes ne s'est jamais arrêtée ! Mais il était mal vu - c'était un défaut - d'utiliser la psychologie.

Après votre première commande, La Passion de Gilles, qu'est-ce qui vous a conduit à persévérer dans l'opéra ?

J'ai eu très vite une deuxième commande, et ainsi de suite… Je viens de terminer un opéra créé en janvier à l'Opéra de Paris : Yvonne, princesse de Bourgogne d'après Witold Gombrowicz.

Est-ce que le texte inspire votre musique ou le choix du texte vient-il d'une idée musicale ?

J'ai toujours travaillé à partir d'une pièce de théâtre. Avec Luc Bondy, on réfléchit à celle qu'on aimerait faire tous les deux. Il rédige le livret d'après la pièce de théâtre qui ne pourrait être mise en scène telle quelle. On n'en garde qu'un tiers. Il faut supprimer tout ce qui est trop littéraire, long et fleuri. C'est la musique qui prend en charge la poésie. Ensuite, comment faire vivre les personnages ? Comment musicalement les incarner ? J'aime ce travail, et j'aime les personnages qu'ils soient ou non méchants. Quand un bon auteur dramatique écrit une pièce, nous avons tous un peu de chacun de ses personnages en nous, même quand il s'agit des « mauvais ».  Nous savons tous ce qu'est l'exclusion, nous avons tous vécu la jalousie… On a tous en nous quelque chose d'un criminel tenté par le mal... Si le compositeur n'a pas ressenti cela, l'opéra ne parle pas aux gens. C'est indispensable.

Un quatuor à cordes raconte aussi beaucoup de nous, mais pas de façon aussi précise et explicite.
Vous composez donc différemment une pièce instrumentale et un opéra ?
Pas tout à fait. Tout ce que j'ai composé entre les opéras a été très influencé par cela. J'essaie que ma musique (qu'il s'agisse d'un trio ou d'un quatuor) ait toujours un caractère narratif. Ce qui avait disparu de la musique sérielle et post sérielle. On ne racontait plus rien même si l'on montrait un état qui pouvait être très beau.
 
Moi, j'aime que la musique raconte. Pas une chose précise, mais que son caractère soit narratif, avec des tensions et des détentes. Je crois que c'est une chose très importante qu'on avait perdue dans les années 60 où tout était tendu harmoniquement. Tout n'était que tension. Et quand il n'y a que tension, il n'y a plus de tension. Il n'y a plus de vie ! Comme dans un discours, il nous faut tensions, relâchements, reprise, contradictions, discussions… Des émotions, de la vie !
 

Qu'il s'agisse d'opéra ou non, la musique pour moi doit exprimer la vie.

Vous prenez donc l'auditeur à parti ?

Sans cesse ! Quand je compose, il est toujours là. Ca me paraît capital. Je me demande s'il va comprendre, si ce n'est pas trop complexe… Je suis toujours celui qui écoute. Je peux me tromper mais… si l'auditeur n'était pas présent quand on compose, on composerait pour les souris !
 

Ceci dit, je n'ai pas de méthode et ceci n'est une vérité que pour moi. J'ai besoin de ça pour écrire. Tous les compositeurs sont différents. Il peut très bien exister des compositeurs qui ne pensent pas à l'auditeur, sinon inconsciemment peut-être. Il est vrai qu'on ne connaît pas le public et qu'il reste toujours abstrait, mais on écrit toujours pour des gens. On les connaît parfois : « Untel va penser ceci… » On sait parfois à l'avance qui n'aimera pas. Car on est entouré de musiciens et de courants musicaux que l'on identifie : des tendances, des écoles qui vous excluent ou pas, des gens qui changent d'avis sur vous… Cela, il ne faut pas trop en tenir compte. C'est au public qu'il faut penser. C'est pour lui qu'on écrit.

Quelle serait votre définition d'un opéra contemporain, l'opéra étant délaissé à notre époque ?

Je crois que les thèmes abordés dans l'opéra sont universels. En tout cas, c'est ce qui me plaît. Je ne vais pas écrire un opéra sur les sans-papiers, même si je leur suis très solidaire. Ce n'est pas le problème. Mais leur cas sera peut-être réglé dans deux ans et mon opéra ne sera plus compréhensible. Je préfère travailler sur l'exclusion ou l'exil… Quand on donne aujourd'hui une pièce de Shakespeare, on remarque que ses personnages existent toujours à notre époque : les gens de pouvoir, les hommes politiques populistes… Je préfère parler des choses universelles qui sont toujours en nous aujourd'hui. On peut transposer Julie à notre époque !

Avez-vous eu l'idée de travailler avec un auteur d'aujourd'hui ?

Je ne l'ai jamais fait. Mais pourquoi pas ? J'aimerais bien qu'il aborde des choses qui font partie de notre histoire, et sans doute aussi de notre futur. Des problèmes éternels. Dans l'histoire du théâtre, on raconte toujours la même chose. Avec un style et un contexte différent. Aujourd'hui, la société est follement shakespearienne ! On pourrait faire un opéra avec nos « pipoles » hyper médiatisés! Les histoires de cours se perpétuent. Yvonne, c'est un peu ça. C'est une pièce sur la laideur. Yvonne est soi-disant laide, mais le dégoût n'est pas le contraire du désir. Ils sont dans le même axe. Le contraire, c'est l'indifférence.  Si vous êtes dans un restaurant et qu'un mutilé entre, personne n'osera le regarder mais tous en auront envie. De même pour une personne excessivement belle. Règne devant le dégoût ou le désir une forme de trouble presque identique. Je me suis rendu compte qu'on pouvait écrire la même musique pour les deux. En face, le désarroi est de même nature.

Quand on compose, on doit trouver de telles solutions. Il serait trop simple d'écrire une musique laide quand Yvonne apparaît.

Marguerite Duras disait : « Au cinéma, je tue l'image par les mots ; dans mes livres, je tue les mots par l'image. »

C'est juste… Le compositeur est le premier metteur en scène car il trouve le ton sur lequel il dit les choses. On peut se fâcher en parlant très doucement, par exemple… Le non-dit peut appartenir au mystère de la musique. Dans le Conte d'Hiver, le comte décide d'être jaloux sans aucune raison. C'est de la parano. L'intérêt de cette pièce réside dans le fait que sa jalousie n'était pas fondée sur des soupçons mais entièrement construite. Cela semble être éternel à l'homme. La musique doit dire des choses sans les élucider. A l'opéra, on ne doit pas donner de solution : on pose des questions…

Envisageriez-vous encore d'écrire de la musique pure ?

Pour moi, elle doit raconter mais… n'est-elle pas toujours pure ? On a beaucoup parlé de musique pure, comme l'Art de la fugue de Bach ou les quatuors de Webern. Mais ces pièces sont pleines de sensualité aussi ! Il y a toujours un fond érotique derrière la musique. Prenons la théorie de Freud selon laquelle l'art est une sublimation des frustrations érotiques : « Tous ces artistes qui essaient d'embellir au maximum leurs œuvres pour mieux cacher leurs origines suspectes ! »  Chez Webern, on retrouve de petites notes qui évoquent des caresses… On a mal joué ses œuvres dans les années 60, beaucoup trop sèchement ! Mais ça a changé : même Boulez dirigeant Webern fignole…

Des musiciens comme Jean-Paul Dessy, je pense, en sont très conscients. Ils ont bien dépassé cette époque-là et sont parfois un peu mal vus par d'autres contemporains qui sont davantage dans « l'idée » de la musique « pure », ce qui ne veut rien dire, finalement…

Peut-on parler encore d'une forme de « terrorisme intellectuel » ?

Tout à fait. Il règne très fort dans notre monde aujourd'hui, mais il faut trouver son chemin et adopter l'attitude d'un enfant. Il faut garder une innocence.

Vous-même avez connu Darmstadt est ses diktats…
 
On baignait dans tout ça à l'époque. Mais il n'y a jamais eu vraiment de rupture. Je ne me suis pas disputé avec d'autres compositeurs ; je n'ai pas vécu d'affrontements ni de cassures. C'est une lente évolution.
 

En regardant en arrière, au moment où les choses se font, on ne sait pas très bien ce qui se passe. Une œuvre est analysable après et pas avant. Je ne me lève pas le matin en me disant : « Aujourd'hui, je vais être post moderne ». C'est après que l'on peut classer les choses… parce qu'on est dans un monde où on veut classer !

On vous définit comme « compositeur autodidacte », cela joue-t-il un rôle dans votre liberté d'écriture ?

Je n'ai pas suivi de cours de composition… Mais un compositeur est toujours autodidacte. Comment pourrais-je apprendre à quelqu'un la composition ?

Vous donnez des cours de composition !
 
Oui, je peux donner des conseils. Réconforter les jeunes compositeurs, mais on ne peut pas apprendre à quelqu'un à être poète ! On peut lui apprendre comment on fait un alexandrin, c'est mécanique. À un élève, je peux enseigner la technique mais la flamme, cette espèce de mystère qui est derrière les œuvres, si on ne l'a pas…
 

Je pousse très fort les jeunes compositeurs à être eux-mêmes, à être libres. Rigoureux et libres !

Vous reconnaissez-vous des maîtres ou des modèles ?

Mon modèle, c'est l'histoire de la musique, je crois ! Bien sûr dans les années 60 j'étais plus attiré par un professeur comme Bério que j'ai bien connu. Chez lui, je sentais une place pour la sensualité et l'émotion, même dans ses pièces sérielles. Au départ, c'était une référence. On m'associe parfois encore à lui, mais c'est une si vieille histoire…

Sur une arche musicale hypothétique, auriez-vous envie de sauver une œuvre et laquelle ?

Oh la la… J'ai des compositeurs de prédilection : Debussy, Schumann, Wagner… Mais une œuvre ! Dans ma mémoire, il y a beaucoup de musiques ! On compose avec une histoire de la musique derrière soi ; on ne peut pas l'effacer… Elle est là. J'ai très peu de partitions chez moi que je puisse consulter. C'est ma mémoire que je consulte. On ne peut pas faire table rase du passé. On écrit des notes ! Même s'il y a eu des gens comme Xénakis : c'est une attitude.

Avez-vous des regrets en musique ?

Dans toutes les œuvres que j'ai écrites, il y a toujours des passages dont je suis moins content, mais je ne les change pas. Parfois, je trouve une note vraiment bizarre, mais c'est comme ça ! De toute façon, si je les retravaillais sans cesse, je ne serais jamais satisfait. Il y a dans mon Concerto pour violon un coup de triangle que j'ai toujours détesté. Personne ne bronche quand je l'entends en sursautant ! Je pourrais l'enlever mais puisque je l'ai écrit, je n'ai qu'à l'assumer !

« Assumer », est-ce un credo ?

Oui, car je pourrai aussi faire mieux demain. Demain est important. Quand on écrit quelque chose, diverses possibilités se présentent. On en choisit une aujourd'hui sachant que demain on choisira l'autre.
 
Quand on écrit un passage musical, il vient de quelque part et va vers autre chose : le temps ne s'arrête jamais. On est attaché à certaines œuvres plus qu'à d'autres, souvent celles qui ont été les plus difficiles à écrire, parce qu'on a souffert avec elles. C'est du même ordre qu'une histoire d'amour. Ce sont des histoires d'amour, l'écriture. En tout cas pour moi !
 
Propos recueillis à Bruxelles par Isabelle Françaix – Décembre 2008 -

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Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.