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Daan Janssens : Les visions sonores de l'attente - Compositeur

A propos de l'opéra Les Aveugles

Ce n'est pas la première fois que la musique énigmatique de Daan Janssens(1) rencontre le langage mystérieux, voire médiumnique de textes troublants : Aeon d'après Lovecraft en 2008 et (Es) d'après Kafka en 2009 exploraient déjà d'inexplicables et inquiétants espaces.
La pièce née de Lovecraft était aussi un projet de LOD en collaboration avec Stef Lernous d'Abattoir fermé, connu pour son théâtre sans mots qui joue avec l'angoisse. J'étais ravi car je préfère travailler l'atmosphère à travers la musique plutôt que de raconter très directement une histoire; c'est la tension qui m'intéresse. La musique, pour moi, doit être le prélude ou le postlude d'une action centrale. Dans la fantasmagorie de Lovecraft, alors que des démons très anciens réapparaissent parmi nous, l'angoisse qui prend possession des personnages est beaucoup plus importante que l'horreur tangible qui pourrait les atteindre. (Es) est tiré des cinq premières lignes du Château de Kafka: Joseph K arrive dans le village. Il n'a pas encore aperçu le château… Dans Les Aveugles de Maeterlinck, il en va de même. Rien ne se passe à l'extérieur mais le mental s'agite. Les aveugles attendent le prêtre qui doit les ramener à leur pension d'accueil mais en réalité, comme nous tous, ils attendent la mort. Inutile de la dramatiser par le chant: dans cette attente, nous essayons de faire quelque chose qui nous aide à devenir quelqu'un… Nous vivons un moment limité mais intense, sans trop savoir où il va nous conduire. Les aveugles ignorent s'il est midi ou minuit; ils ne voient pas mais ils sentent… La cécité est une forme d'attente aiguisée.

Sans doute les couleurs de Feldman et Scelsi sont-elles parfois des références très claires dans mes compositions actuelles. Mes recherches sur la matière musicales s'inscrivent dans l'attente et l'acceptation de l'ennui d'où peut surgir autre chose. C'est une évolution personnelle entre deux extrêmes: la naissance et la mort. Lorsque je trouve un rythme intéressant, je le développe de pièce en pièce, l'altère et l'élabore selon ce qu'exige le moment.

Pourquoi avoir précisément choisi Les Aveugles pour célébrer l'année Maeterlinck?

Je voulais écrire à partir d'une pièce courte et non entreprendre un grand opéra en cinq actes. Les Aveugles m'ont fasciné. Il ne s'y passe rien: c'est En attendant Godot de Samuel Beckett, cinquante ans plus tôt.

Patrick Corillon et moi avons décidé, au fil de longues conversations, d'éviter tout lyrisme: les chanteurs exprimeront une émotion très abstraite, minimale à travers de longues notes. Ce sont les instruments qui évoqueront leurs sentiments, leur désarroi, leur état intérieur. Surtout lors de la première demi-heure pendant laquelle ils ne comprennent pas que leur promenade en forêt est différente de toutes les précédentes. Ils ne savent pas où est leur guide mais leur angoisse, diffuse d'abord, ne fait que s'amplifier quand ils le trouvent, mort, à deux pas de l'endroit où ils se trouvent. S'il est évident que l'institution finira par les retrouver, ce n'est pas ce qui importe. Ce qui nous captive, c'est l'apocalypse qui frappe leur mental. L'intérêt de l'opéra est-il d'évoquer une émotion réelle ou une représentation mentale, un fantasme? On ne chante pas comme on parle… On ne parle pas comme on chuchote… Les mots résonnent différemment et se révèlent sous un autre jour.

Le texte de Maeterlinck se nourrit de silence, de non-dits, d'ombres et de lumières invisibles… On n'en décèle le sens qu'intuitivement. Or, les titres de vos pièces instrumentales évoquent le même caractère décousu du langage et le silence qui l'entoure: parenthèses, points de suspension comme dans (… en paysage de nuit…) ou Di me… Est-ce dans ces espaces ouverts que la musique intervient ?

Au début des Aveugles, tous les mots sont dits par le groupe et tous les chanteurs s'expriment dans le même registre, les hommes chantent plus haut, les femmes plus bas. Les personnages ne s'affirment et se différencient que vers la fin, quand les mots les désignent. Quelqu'un s'adresse à la jeune fille: «On dit que vous êtes belle», alors on la voit et l'on découvre sa voix de soprano. C'est à ce moment-là que la pièce Les Aveugles devient un opéra et les chanteurs des personnages.

Je crois qu'il faut une raison pour justifier le chant… Il y a des passages où les chanteurs parlent simplement, sans expression, uniquement pour que résonne la beauté des mots. Dans la grande tradition lyrique, la musique est plus importante que le texte, qu'il soit ou non désuet, comme dans La Traviata. Dans le chant, la musique surpasse les mots. Je ne voulais pas qu'elle surpasse le texte dans Les Aveugles. Aussi, lorsque s'y affirme le chant, c'est que nous nous approchons de l'intimité des personnages, qu'ils prennent consistance et s'animent.

Si Les Aveugles se jouent des conventions lyriques et que l'opéra y devient une façon créative d'habiter la vie dans un espace aveugle et frémissant, la musique y est-elle visible?

La situation se transforme du texte littéraire au théâtre musical vers l'opéra, cependant elle n'est jamais plus qu'une situation en métamorphose. Les musiciens seront sur la scène mais ne deviendront pas des acteurs. Jouer un instrument de musique est déjà un acte en soi, tout comme en choisir un plutôt qu'un autre ou s'en emparer sur scène. Deux groupes de trois musiciens occuperont chaque côté de la scène. Un chef d'orchestre, peut-être, coordonnera le tout… Nous n'en sommes pas sûrs encore. Peut-être sera-t-il le prêtre qu'aucun acteur n'incarnera car on n'a pas besoin de le représenter concrètement. La découverte de sa mort s'entendra dans la musique, comme une éruption sonore beaucoup plus forte qu'une émotion visuelle. Pour moi, la dramaturgie est avant tout musicale. Je suis très curieux du travail scénographique de Patrick Corillon, car je ne suis pas un visuel…
 

Propos recueillis par Isabelle Françaix, le 5 septembre 2011 à Gand.

(1) Daan Janssens - biographie

Après une formation en violon, piano et théorie musicale à l'école de musique de Bruges, Daan Janssens a poursuivi de 2002 à 2007 des études en composition et direction d'orchestre au conservatoire de Gand auprès de Frank Nuyts, Filip Rathé et Godfried-Willem Raes. Il a ensuite suivi une maîtrise en composition auprès notamment de Marco Stroppa, d'Isabel Mundry et de Bruno Mantovani, ainsi que des cours de direction d'ensemble à l'Ensemble Modern et aux côtés de Johannes Kalitzke. Son quartet pour cordes …Passages… (2005) lui a valu un premier prix lors du concours de composition Week van de Hedendaagse Muziek de 2006. Ses compositions (...nuit cassée.) et (étude scénographique) ont été sélectionnées par l'ISCM Vlaanderen et plusieurs de ses œuvres ont été jouées, notamment au festival TRANSIT, au De Link (Tilburg), au De Nieuwe Reeks, au De Bijloke, à Ars Musica, au Kaaitheater et aux ISCM world music days de 2009. Il a entre autres collaboré avec le trio pour cordes Goeyvaerts, ARSIS4, l'ensemble Spectra, les Neue Vocalsolisten Stuttgart, l'Ensemble Orchestral Contemporain et le soliste Jean-Guihen Queyras. Depuis 2006, il officie comme chef d'orchestre et membre de la direction artistique de l'ensemble Nadar, formation dédiée à la musique contemporaine. Nadar lui a permis de se produire au De Handelsbeurs, à Ars Musica, à Flagey et au Harvest Festival Denmark. En 2007, il a rejoint le conservatoire de Gand où il exerce la fonction d'assistant de recherche. En 2011, il présentera pour LOD son premier opéra, Les Aveugles, inspiré du livre éponyme de Maurice Maeterlinck.

Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.