Hao Fu Zhang : La sagesse analytique et le plaisir de l'originalité - Entretien Isabelle Françaix
Né en Chine en 1952, Hao-Fu Zhang habite la Belgique depuis 1987. Plutôt que d'être à mi-chemin entre deux cultures, son travail de compositeur s'épanouit dans leur rencontre et leur fusion, au-delà des modes et des préjugés.
Pourtant, on oppose la musique contemporaine à la musique baroque, classique, etc. Qu'est-ce que cela représente pour vous ?
La culture musicale évolue au fil du temps. Mais le plus important, c'est la musique, ce n'est pas son titre ! La musique reste la musique. Sa fonction ne change pas ; seules sa forme et sa personnalité peuvent varier. Comme en tout art, il faut considérer son intériorité (la musique vient du cœur et des sentiments éternels qui la rythment) et son extériorité (le langage, la forme qui peuvent souvent changer). On ne peut pas, pour obtenir un nouveau langage, oublier l'essence de la musique. Et l'on ne peut pas non plus, pour préserver l'essence de la musique, répéter le langage de Beethoven, de Ligeti ou de Messiaen. Tout compositeur, avant d'écrire, doit avoir intégré cela.
Comment vous situez-vous dans le paysage musical ?
C'est le travail des musicologues que de répondre à cette question. Moi-même, je ne peux pas le dire…
Écrire de la musique a-t-il un sens ?
À notre époque, beaucoup d'artistes confondent l'art et la science. La science privilégie la recherche des techniques qui peuvent être utiles à l'humanité et peaufine leur évolution : elle a inventé le téléphone cellulaire, l'ordinateur et crée des technologies de plus en plus pointues, révolutionnant ce qui existait, bouleversant des techniques et les remplaçant par d'autres. L'art au contraire exprime des valeurs intemporelles depuis que le monde existe : sans cesse, il évoque l'humanité, le cœur et l'âme. S'il parle de l'amour et de la lune depuis quelques millénaires, nous en renouvelons l'approche à travers notre façon de regarder le monde, notre propre histoire et notre langage mais nous devons auparavant reconnaître nos traditions et notre culture.
Quel est votre parcours de compositeur ?
J'aime la musique depuis mon enfance. J'ai étudié sur plusieurs instruments chinois avant d'apprendre le violon professionnellement. Puis, je suis devenu compositeur pour deux raisons : je travaillais trop le violon et une tendinite m'a empêché de continuer ; j'ai donc appris à composer. Quand j'ai plongé dans ce domaine, j'ai de plus en plus aimé. J'ai éprouvé beaucoup de plaisir et de souffrances aussi !
Qu'entendez-vous par « souffrances » ?
Pour trouver un bon chemin, il faut accepter la solitude. Et puis j'écris ma musique comme une femme qui aurait un bébé. C'est comme un accouchement. Chaque œuvre est difficile à créer à partir d'une page blanche.
Désirez-vous transmettre un message à travers la musique ?
Être une personne à part entière me semble primordial. J'aimerais transmettre tous mes sentiments d'être humain et les partager avec les autres.
Dans cette recherche, comment conciliez-vous la pensée chinoise et la pensée occidentale ?
Si l'un ou l'autre manquent, de l'analyse ou du plaisir, ma musique n'existe pas.
Pour vous, l'Orient apporterait donc l'affect et l'Occident l'analyse ?
Oui. Lors de mes cours au Conservatoire, j'ai comparé ces deux genres musicaux. Pour moi, la musique occidentale est un ensemble de sons d'une richesse incomparable : changements de couleurs, raffinements de timbres… En Afrique et en Inde, la rythmique a l'avantage tandis que la musique chinoise traditionnelle privilégie le raffinement linéaire.
Il s'agit d'intégrer deux cultures ?
En Occident, on tend parfois à avoir une approche quasi scientifique vis à vis de l'art. La science a besoin de rigueur et d'exactitude, mais dans l'art, un plus un n'est pas forcément égal à deux...
Pour vous la rencontre de l'Orient et de l'Occident n'est pas conflictuelle ?
Non pas du tout ! Je suis heureux d'être familier avec les deux cultures.
Vous avez parlé de l'importance du sentiment et de la structure en musique. Où placez-vous la beauté ?
La beauté est une question de goût ; elle est culturelle. Ce n'est donc pas un critère. Pour moi, le plus important en art, c'est la longévité de son acceptation. C'est au temps de juger et de filtrer…
Avez-vous des modèles en musique ?
L'art existe dans la longévité et chaque œuvre se redécouvre à chaque fois d'une nouvelle manière.
Vous souvenez-vous de votre première émotion musicale en Occident ?
Beethoven ! Sa Cinquième symphonie. À la fin des années 60, quand il était interdit d'écouter de la musique occidentale en Chine, j'écoutais des vinyles en cachette.
Et dans la musique chinoise ?
J'aime beaucoup l'opéra-théâtre de chaque région, surtout au nord-ouest. Je suis né à Xian au centre de la Chine ; c'est l'ancienne capitale. J'adore l'opéra de cette région, ainsi que les musiques folkloriques et rituelles.
Vous sentez-vous influencé par cette tradition ?
Bien sûr, je le suis plus ou moins pour certaines œuvres. Chaque compositeur professionnel a son propre langage mais je suis peut-être influencé par certains éléments sentimentaux. C'est dans mon sang. Je suis surtout touché par la musique du nord-ouest dans les hauts plateaux : ils sont désertiques et pauvres et leur musique est très profonde, sortie du cœur. L'important, c'est la façon dont on utilise et développe ces influences qui sont en nous.
Sentez-vous une évolution dans votre travail ?
Oui. Chaque œuvre est une nouvelle expérience. Chaque nouvelle pièce est un nouveau début. On ne peut pas compter les expériences mais la pièce ne doit pas être une reproduction de la précédente.
Partez-vous d'une émotion, d'une sensation ?
On a des directions avant de commencer, mais pendant le travail de chaque jour arrive l'imprévu.
Que demandez-vous aux interprètes ?
En Belgique, j'ai collaboré avec beaucoup de très bons musiciens. Je laisse souvent la liberté aux interprètes. Tout est écrit sur les partitions. Je fais comme si j'étais déjà mort. Parfois je parle… mais très peu.
Les musiciens vous sollicitent-ils ?
La plupart viennent me voir, me posent certaines questions…
Croyez-vous que la musique « cultivée » puisse exister dans notre monde contemporain ?
Moi, je compose ma musique : je fais ce que je pense, parce que chaque compositeur, chaque écrivain créent l'histoire, la culture, les valeurs. Ce n'est pas un président, ni une seule personne qui créent l'histoire ! Un seul homme pourrait décréter : « C'est le Nouveau Monde » ou « C'est la musique contemporaine » ? Lui pourrait changer d'avis et nous pas ? Pourquoi suivrions-nous son idée ? Nous vivons pour nous-mêmes, pas pour lui !