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Jean-Luc Fafchamps : La dynamique de l'impur - Entretien Isabelle Françaix

 

Entre l'écriture de deux Lettres soufies et après l'explosif Back to the Pulse, Jean-Luc Fafchamps laisse décanter désir de sérénité et colère contre un monde qui ne tourne plus rond. Avec une fougueuse sincérité, le compositeur belge qui est aussi professeur d'analyse musicale au Conservatoire de Mons, s'interroge sur la nécessité de composer et ses valeurs utopiques. Jean-Luc Fafchamps n'imagine pas écrire sans cette force vive, aussi bien physique et intellectuelle que spirituelle, qui préserve de l'imposture et donne un sens à la création.

Jean-Luc Fafchamps, que pensez-vous de l'utilisation obstinée de l'expression « musique contemporaine » depuis votre article de 2003 : Sensibilité contemporaine ?
On est dans le même mythe que celui des compositeurs d'Ars Nova. Ca m'énerve ! Avec Jean-Luc Plouvier, d'Ictus, on s'était dit : « C'est décidé, on va parler de musique moderne. » En fait, on n'y arrive pas vraiment. Le « marché » (je n'aime pas ce mot) ou la société résistent : la musique moderne, ce n'est pas nous ! Nous, on fait de la musique contemporaine. La moderne, c'est Portishead, le dernier Björk… Bon, on peut parler aussi de musique « avancée » ou « savante », mais ça nous coince dans ce qui est peut-être partiellement à contourner aux yeux des gens qui nous écoutent ou qui le voudraient. C'est comme s'il n'y avait pas de mot.
 
C'est un ghetto particulier. Certains savent de quoi on parle quand on l'évoque, mais la plupart du temps, c'est une appellation repoussoir. « Musique d'avant-garde », ça ne va pas nécessairement non plus, car l'avant-gardisme est dépassé aussi.
 
Que pourrait-on dire ? « Solutions pour l'avenir » ?
 
Pourquoi trouver un terme qui l'inscrive dans le temps ?
 
Parce que c'est une des dimensions nécessairement liées à l'écriture, donc à notre pratique.  Dans « musique contemporaine », on entend : « nous sommes dans l'exégèse de la musique classique mais avec distance ». Et nous tenons terriblement fort à cette distance-là !
 
Certains diront : « Ils sont contre la musique classique ». Oui, quelque part, ça se définit par et contre un classicisme bien connu, bien étudié, bien travaillé. Dans le classicisme, on intègre aussi la musique romantique et surtout on englobe tout ce qui existait auparavant et qui peut être digne d'intérêt, puisque « classique » signifie aussi « digne d'être un modèle ». Mais… la musique contemporaine est contre les modèles. C'est bizarre ! En soi, au fond, dire « musique contemporaine », c'est parler d'une attitude intellectuelle mais enfantine.
 

J'en ai assez de ce mot, mais je ne me sens ni de taille ni sollicité pour en trouver un autre.

Et pourtant, cette question vous titille !

Vouloir dire « musique moderne », c'était une manière de se remettre en question. Mais c'est plonger dans un bain dangereux. Les gens sont-ils capables de percevoir qu'il y a une différence de conception, et donc de nécessité d'écoute, entre une musique écrite et une musique simplement enregistrée, arrangée en direct, presque improvisée (en rock, en pop, en jazz aussi) ou en tout cas dans laquelle la dimension de réflexion sur l'écriture et sur la structure est assez secondaire par rapport à celle de la texture, de l'énergie, de la puissance, éventuellement celle de la séduction et de la mode ?

Je crois qu'on doit oser.
 
Dans les années 70-80, certains ont décidé de résister ! Ils l'ont fait comme ils l'ont pu et il a été prouvé que ça ne sert à rien. « Résister » signifiait refuser des relations avec des musiques par ailleurs commerciales.
 

Or, certains compositeurs de rock ont les mêmes difficultés que nous ! Les problèmes normaux de toute musique moderne qui désire se faire entendre dans une juste voie : il faut trouver des solutions pour l'avenir qui nous permettront d'en jouir.

C'est l'espoir d'un renouveau ?

Oui, même si certains se définiront tout à fait à l'opposé et prétendront : « Nous sommes un refuge contre une mainmise de la vulgarité, de l'obscénité et de la brutalité. Et ce refuge, nous le gardons entier pour les générations futures qui en auront besoin. »
 

C'est une démarche que je peux comprendre mais qui personnellement ne me satisfait pas du tout. Je me sens de ce monde-ci, je l'aime bien, lui et une partie de sa brutalité, de sa cruauté, au sens où l'entendait Antonin Artaud.

Par contre, j'ai envie de prendre parti. Quand je suis allé voir l'exposition C'est notre Terre à Tour et Taxis (http://www.expo-terra.be/), une chose m'a totalement bouleversé. Des compteurs de la population mondiale tournaient en permanence et l'un d'eux indiquait que toutes les trois secondes, une personne meurt de faim ! Ca donne envie d'intervenir ici-bas !
 

Faire de la musique dite « contemporaine », ce n'est pas seulement un refuge esthétique, c'est aussi une prise de parti politique, pour la réflexion, la nuance, le raffinement, la prise en compte de ce que l'histoire a proposé de meilleur pour s'en sortir.

Pour vous, c'est donc un engagement ?

Oui, profondément ! Je m'engage souvent pour davantage de spiritualité. Je n'ai pas envie d'un engagement strictement politique, comme aux États-Unis où des compositeurs écrivent des pièces dont le titre est au fond leur programme.

Je crois cependant que par la musique on peut dire quelque chose qui va changer les choses, sinon la face du monde (ce serait exagéré). Entre celui qui trie ses poubelles et Barack Obama, on peut agir dans l'impermanence du monde en créant les conditions nécessaires, l'ambiance, le dynamisme et l'énergie d'aller ailleurs et autrement.

En 2003 vous vous définissiez comme un « médiateur » qui croit en « la fécondité de l'impur ». Qu'est-ce que çela voulait dire ?

Les gens disaient que j'avais un style « impur »  et ça me tracassait. Stylistiquement parlant, je mélange des choses provenant de codes esthétiques décrétés inconciliables. Quand je commence une pièce avec de l'infrachromatisme et la termine dans une répétitivité à la Steve Reich, c'est curieux pour les écoles qui se combattaient cinq ans auparavant : on est sérieux ou répétitif ! C'est un discours français.
 
Mais en jouant cette musique répétitive en France, avec Ictus, on s'est aperçu que personne ne la connaissait vraiment ! Les gens ont simplement l'idée préconçue que ce qui est répétitif n'est pas bien. En écoutant, ils comprennent que Steve Reich, Phil Glass au début, John Adams dans certaines de ses tentatives apportent des réponses à des problèmes qui se posent depuis longtemps. De façon un peu innocente, c'est vrai, parce que ces Américains ont décidé de tirer parti de leur innocence historique et de refonder quelque chose de nouveau. C'est une chance.
 
Je crois vraiment que le bon goût ne mène nulle part. Si Beethoven avait voulu faire preuve de bon goût, il n'aurait jamais écrit le Hammerklavier. Et c'est une déflagration qui résonne pendant un siècle. Il n'aurait jamais écrit non plus la Grande Fugue, assez mauvaise en tant que fugue, mais qui est un morceau de musique extraordinaire ! Ce que fait Bartok avec les musiques populaires de son temps n'a pas toujours été bien vu. Romitelli, en s'intéressant au rock, choque aussi. C'est un des compositeurs qui a vraiment trouvé quelque chose, avec Grisey, ces dernières années. Son traitement de l'énergie, son utilisation des sonorités un peu désuètes, à la Björk, c'est du mauvais goût. Qu'est-ce que c'est que ce mélange ? Le bon goût, c'est Debussy, Boulez… Le mauvais goût est une façon d'oser chercher une expression nouvelle et de prendre le risque de « taper à côté » et de mélanger.
 
Personnellement, je me sens éclaté entre des cultures qu'on m'a présentées comme inconciliables : « Tu fais du classique, ce n'est pas comme le rock. » Mais j'ai écouté le rock progressif des années 60-70 et… pourquoi pas ? Je me suis intéressé au jazz et mon prof m'a dit : « Tu ne peux pas jouer du Liszt comme on joue du jazz ! »
 

En réalité, on crée des cloisons, nécessaires à l'exigence, mais néfastes si elles ne nous permettent pas de réunifier notre sensibilité. Cette réunification, c'est ce que j'appelle l'impur. Et je pense que c'est une dynamique.

Croyez-vous à un « terrorisme intellectuel » qui serait régi par un marché dans le milieu de la musique contemporaine ?

Le marché de l'art est plus visible encore en peinture. J'étais à New-York le mois passé avec Rosas et je me suis promené à Chelsea, dans le quartier des vitrines de l'art. Autour de la XXe rue, on y voit un grand marché: une galerie vendait même d'immenses Dubuffet. En remontant plus loin, des artistes faisaient ce qu'ils pouvaient selon leurs envies.
 
Je crois très sincèrement que les gens qui se plaignent d'un terrorisme intellectuel de la part d'un certain marché de l'art, lorgnent vers ce marché sans vouloir en payer le prix. Je m'en fiche un peu. Moi non plus, hormis Ars Musica, je ne suis pas beaucoup joué à d'autres festivals. Suis-je ou non « bankable » ? Cette vision ne me paraît pas juste.
 
Il existe des familles. Effectivement, certains pensent qu'il est possible d'aller de l'avant et n'en ont pas peur. Parmi eux, une minorité croient qu'il n'y a qu'une seule manière de le faire et ceux-là sont des terroristes et des tyrans. C'était très fort dans les années 60 parce qu'il fallait secouer beaucoup de choses. En plein gaullisme, parvenir à faire de la musique contemporaine, c'était (on s'en doute bien) se battre contre un certain nombre de résistances. Des gens ont donc développé des machines de guerre intellectuelles qui sont un peu impressionnantes. Lire du Boulez ou du Stockhausen peut poser problème à qui n'y est pas formé. Et finalement… ce qu'a fait Boulez n'est pas tellement à la hauteur de ce qu'il a écrit. Et tant mieux !
 
Moi aussi, quand j'ai commencé à composer, je me suis dit : « Je pars contre Boulez ! Qu'est-ce que c'est que ce type ? » Ensuite, on se dit : « Il fait sa musique. On s'en moque ». Maintenant, il est âgé… La place est ouverte, vraiment.
 
Effectivement, il y a beaucoup de compositeurs belges qui ne sont pas joués à Ars Musica… Et il est sûr que beaucoup de précédents directeurs de ce festival auraient mieux fait de s'intéresser à ce que font les Belges. Mais je ne suis pas sûr qu'il y ait derrière ça un marché.
 
C'est typique de ce petit pays. Il existe une grosse difficulté (et c'est lourd) à faire ce qu'on fait ici… En France, un compositeur (même de deuxième ou troisième catégorie au sens du marché c'est-à-dire pas très connu) bénéficie, pour faire de la musique contemporaine, d'un nombre impressionnant d'institutions subventionnées, de nombreuses villes où l'on peut être joué, et finalement il a l'impression d'exister. En Belgique, quand on a fait le tour des trois ou quatre endroits où c'est possible et des deux ou trois ensembles (surtout en francophonie) qui la jouent, on peut être très frustré. Proportionnellement c'est la même chose partout. Mais la Belgique étant petite, ça se remarque davantage.
 
De plus, un pays comme la France a gardé cette vieille idée de prestige, de culture d'élite. Il y a donc, pour le meilleur et pour le pire (car ça entretient aussi un académisme contemporain un peu ennuyeux !), un ronronnement constant. Les compositeurs parviennent à se faire jouer trente ou quarante fois par an à gauche à droite.
 
En Belgique, ce qui nous a fait connaître à l'étranger, c'est Poelvoorde, Annie Cordy et Eddy Merckx. On n'a pas, comme en Finlande, beaucoup de locomotives.
 
De plus, le marché s'est restreint car les intellectuels n'ont pas suivi. La musique de Beethoven était faite pour la nouvelle classe émergeante des bourgeois qui venaient à des concerts pourvu qu'on leur donne quelque chose qui les bouleverse, les prenne. Même si la musique était hyper intelligente, elle les remuait. Telle qu'elle a été faite dans les années 50, elle s'est adressée à la très haute bourgeoisie et à l'intelligentsia qui n'ont pas suivi. Alors qu'elles l'on fait dans la plupart des autres arts. N'importe quel physicien peut aujourd'hui s'intéresser à Rothko et dire : « J'adore ce jeu sur les couleurs, leur vibration », etc. Pas en musique…
 
Il y a quelque chose que l'avant-gardisme ignore dans le fonctionnement de la musique, même chez les musiciens, c'est qu'elle nous saisit en travaillant de manière directe sur nos images primales. L'intellect est tout à fait secondaire en fait. Très peu de gens écoutent de la musique de manière « intelligente », même parmi les gens intelligents, car on s'attend à y être saisi, retourné, emporté… dans l'espoir de retrouver le sein maternel, ou même… Dieu ! Quelque chose qui va directement mettre en relation (comme dans le rêve) nos archétypes. La musique contemporaine le fait rarement ou alors elle a semblé le faire, pendant une vingtaine d'années, par défaut ou par erreur. Mais il faut se laisser aller dans des rêves parfois un peu cauchemardesques.
 
Ou alors, on ne s'adresse pas aux bonnes personnes en s'adressant aux intellectuels, parce que justement ils ne se laissent pas faire. Ils voudraient qu'on les saisisse mais ne savent pas s'abandonner. D'une certaine manière, c'est le pire public auquel s'adresser.
 
Il est vrai qu'à l'issue d'un concert, le public ne sait souvent ni quoi penser ni quoi ressentir…
 

C'est comme si le discours était impossible.

La musique a-t-elle encore un sens compréhensible et veut-elle en apporter un à ce monde qui lui est contemporain ?

Ce n'est pas toujours le cas. Il y a des musiques que j'adore mais dont je me demande (même en les adorant) quel est le sens : on a l'impression d'être en 1620 et de côtoyer un artiste qui continue à faire du madrigal polyphonique. Or, même si c'est magnifique, nous sommes passés à autre chose : il faut réagir !

La musique de Sibélius est sublime ! Et puis, un jour il s'est dit : « Bon, manifestement, l'histoire ne va pas vers ça. Donc j'ai deux choix : ou je suis un refuge contre la modernité (je conserve quelque chose qui servira encore plus tard) et tant pis si je passe pour un ringard, ou bien j'arrête. » Et il a arrêté. Il s'est dit : « Je suis dans une voie de la modernité que je perçois comme possible mais que les autres ne voient pas. Ca me paraît impossible de continuer. En tout cas, je n'en ai pas le courage. » Enfin, c'est comme ça que je me l'explique.
 
Il a arrêté deux ans après avoir reçu sa bourse à vie.
 
Rachmaninov a vécu le même problème, sauf que lui s'est remis à écrire ensuite. Il a vécu le même sentiment d' « incontemporanéïté », d'absence totale de liaison avec le présent.
 
On ne peut pas entretenir ça à l'infini. Se dire : « On a raison ! On va conserver ça, un jour ça servira. » On a envie de dire que les gens qui ont continué à faire de la musique hyper raffinée à la grecque dans l'Empire romain jusqu'au IIIe et IVe siècle ont fini par jouer devant des cénacles de 12 spectateurs. Plus personne ne s'y est intéressé et ils n'ont rien conservé du tout. On ignore ce qu'ils faisaient…
 
Conserver, c'est transformer aussi, sinon on perd tout ! Il faut savoir à quoi l'on tient et faire des recherches modernes sur le reste.
 
Je tiens à une certaine spiritualité, une conception de la forme et du temps qui, je le sais, ne sont pas très modernes, mais pour le reste tout m'intéresse. Voilà pourquoi je peux intégrer des styles vraiment bizarres, différents ou en apparence contradictoires avec mes ambitions.
 
Bartok écrivait à un ami après son Quatrième quatuor (pourtant pas piqué des vers) : « Est-ce que tu trouves que c'est assez dissonant ? » Voilà une question que je trouve incroyable ! Parce qu'à l'époque, ce qui était moderne était dissonant. Il était possible pour lui de rendre son travail plus ou moins dissonant sans que ça lui pose problème.
 
Il y a des points pour lesquels on se drapera dans une fierté absolue, mais il en est d'autres qui sont indéfendables du pur point de vue de la surface sonore. Parfois, on a l'impression que certains compositeurs ne se préoccupent pas du tout de la façon dont ça va sonner, or la musique, quand même, ça doit sonner avant tout !
 
La préoccupation principale de la musique contemporaine n'est pas de sonner mal ! C'est un accident quand ça arrive. Évidemment, ça peut sonner bizarre, ça peut sonner nouveau, interpellant, préoccupant, voire mettre mal à l'aise mais… sonner mal n'est pas une condition que les compositeurs ont tenté de porter au pinacle, ni un critère !
 

De même que sonner hyper équilibré et ennuyeux n'était pas nécessairement un critère à l'époque de Mozart… Mais comme la musique classique sonne facilement trop équilibrée et ennuyeuse, beaucoup de compositeurs ont été oubliés ! On a retenu Mozart qui parvient à l'équilibre sans être ennuyeux, au risque d'être considéré par ses contemporains comme un type vraiment bizarre.

Vous vous sentez donc responsable en tant que compositeur ?

Maintenant cette responsabilité fait tellement partie de ma manière d'envisager les choses qu'elle me pèse moins. Mais au début… je me sentais tellement responsable que je n'écrivais rien ! J'ai quand même mis 10 ans avant de terminer une pièce, parce que je ne me voyais pas écrire des choses qui sonnaient mal. Ca ne m'intéressait pas, ou tout au moins, ça me paraissait antinomique avec les raisons pour lesquelles je voulais faire de la musique.

Cette responsabilité implique-t-elle une conscience de la rupture ?

Oui, faire quelque chose qui sonne bien mais qu'un autre a déjà fait, cela me choque ! Dans l'art populaire, on recycle en permanence, mais notre art est « savant » (comme je déteste ce mot !) parce qu'on a des livres ! On peut se tenir au courant. Est-ce que j'apporte quelque chose d'autre, et si ce n'est pas le cas, n'arrêterai-je pas ? Est-ce que ça vaut vraiment la peine : ça me fait plaisir à moi, mais ça sert à qui ?
 

Cela dit, il faut se méfier de la façon dont les critiques utilisent ces arguments ! Quand certains ont attaqué Arvo Pärt parce que sa musique était très proche de celle d'Ockeghem, ils oubliaient l'essentiel : Pärt nous a offert dans cinq ou six pièces quelque chose que personne d'autre ne nous a apporté d'aucune autre manière. S'il s'est répété ensuite, c'est une autre question… Les compositeurs sont comme ces artistes qui font une exposition, sortent tout leur atelier et y trouvent un travail six ou sept fois identique. Ce n'est pas honteux, car on peut chercher la bonne manière de faire une seule chose. Le tintinnabulis, Arvo Pärt l'a pratiqué souvent et puis une fois ou deux, c'était génial !

Arvo Pärt dit qu'il écrit chaque jour des psaumes pour « se sauver »…

C'est drôle, car il existe plusieurs manières d'envisager de se sauver…

Certains s'étonnent que je pratique aussi de la chanson et des arrangements. D'abord ça sauve mes pièces les plus sérieuses d'une facilité que je serais peut-être tenté d'y mettre pour être complet, mais qui pour le coup ne serait pas compatible. Un éléphant sur des épingles, ça ne tient pas ! C'est une question de proportions.
 

Ensuite, ça me sauve de le faire : ne pas me prendre au sérieux, aborder un texte, écrire une musique pour lui et accepter ce qui vient, simplement, sans chercher à inventer un nouveau langage. Ca libère d'un tas de choses.

C'est mon psaume à moi, les chansons !
 

Avant d'écrire une pièce un peu plus spéculative, j'écris trois ou quatre chansons. C'est une façon de recommencer à écrire, à penser, à laisser le flux musical venir plus naturellement que par l'intellect.

Comment conciliez-vous l'utopie propre à la musique telle que vous la définissez, et la vôtre ?

C'est une question compliquée. Il est vrai que je ne suis pas le même en tant qu'auditeur ou compositeur…
 
Auditeur, je suis plus bête. Je ne dis pas que je suis meilleur compositeur qu'auditeur, mais je suis plus bête parce qu'au fond les utopies devraient simplement ouvrir des possibilités. Mais parfois, parce qu'on n'est pas sûr d'y arriver, parce qu'une part d'entre elles procèdent (qu'on le veuille ou non) de peurs qu'on n'a même pas identifiées, ces utopies ferment les possibles : on rejette des choses, en se disant : « Je dois me présenter comme n'aimant pas ceci »… On devient prisonnier de l'image de celui qui porte cette utopie. Et ce n'est pas de cette manière-là qu'on y arrive.
 
Compositeur, quand j'essayais de procéder de cette manière, je n'arrivais à rien ! A vingt ans, je n'écrivais pas, car je voulais coïncider directement à une utopie. Or une utopie est l'image d'une chose et pas la chose elle-même. Une fois qu'on l'affronte directement, tout se règle très différemment. Sinon, on fait des choix qui paraissent intuitivement bons mais si on les entendait, on serait révolté ! J'ai donc fait des choses que je trouve révoltantes.
 

C'est un des aspects de ce que j'appelle l'impur : une impureté idéologique. Très souvent, c'est dans ce que j'ai fait de plus révoltant mais d'inévitable… Par exemple, dans la toute première pièce que j'ai terminée, Les trois dynamiques pour deux pianos, depuis le début quelque chose de modal, de tonal me revenait, que je trouvais hyper mielleux et peu utilisable mais c'était une idée fixe. J'ai essayé de m'en débarrasser en l'écrivant pour un autre contexte, mais ça ne me paraissait pas digne non plus ! Finalement, c'est devenu le début du troisième mouvement. Et je crois que c'est le plus discutable. Mais c'est sans doute pour cela que cette pièce dit quelque chose. Maintenant quand je l'entends, ça me fait rire ! Et ce n'est pas la seule de mes propres pièces qui me fasse rire ! J'ai l'impression que j'ai laissé passer quelque chose qui est presque inconciliable avec le système que j'ai mis en route pour que la pièce s'écrive.

Je crois qu'il y a un moment où il faut donner libre cours à l'obsession… Car elle a forcément raison. Elle a au moins raison de nous, déjà ! Souvent mes obsessions sont opposées à mon utopie : j'ai appris à l'accepter avec humilité. Ou alors, mon utopie est plus bête que mes obsessions ! Ou bien, mes obsessions m'empêchent d'atteindre mon utopie. Quoi qu'il en soit…

Est-elle formulable, votre utopie ?

Je ne sais pas… C'est une utopie sonore que j'essaie formuler dès que j'écris quelque chose. Ca me saisit totalement ; elle n'a rien à voir avec des recherches formelles et minimalistes post-weberniennes, même si j'aime jouer ces musiques. Cela renouvelle mon impression face aux premières pièces qui m'ont vraiment consterné quand j'étais enfant.
 
Après les discours d'Hitler, les gens ont eu très peur de ce qui pouvait saisir, convaincre et mener à l'action. Et pourtant, en dépit de ceux qui l'utilisent très mal, je crois que la bonne voie, c'est ce qui saisit et fait agir : voilà mon utopie ! Je n'y suis pas encore parvenu, alors je ne sais pas si je suis à la hauteur. En tout cas, c'est toujours ce que j'essaie de faire.
 
Ensuite, c'est vrai que j'ai moi-même mon propre « terrorisme intellectuel » car j'exige qu'en plus d'être saisissant, ce que je poursuis soit intéressant et justifiable. J'aime beaucoup ce qui me saisit : de la guitare électrique, de la musique metal, etc. mais ça m'ennuie très vite parce que ça ne me rend pas intelligent. Ca ne me demande d'ailleurs pas de l'être.
 
Le pur dionysiaque ne me suffit pas complètement. Et pourtant, je suis quand même un corps qui écoute, qui a envie de plaisir, de jouir, d'être amené quelque part ! Une fois que mon corps est bien, on peut me parler, me dire des trucs malins… Mais au préalable, ça doit m'emporter !
 
Chez Beethoven, c'est parce qu'on est saisi que l'on a envie de devenir intelligent. C'est le point de départ.
 

Lors de notre précédente rencontre en mai 2008, nous avions parlé de l'artisanat musical : défi formel, ésotérisme, quête d'une forme de sérénité à travers le symbolique. Où en êtes-vous aujourd'hui de votre évolution et des lettres soufies ?

En ce qui concerne Les lettres soufies, je vis pour l'instant une période de maturation. Les premières lettres ont un projet spirituel, mais au fond le résultat reste assez intellectuel. Je voudrais fondre davantage les défis formels entre l'intellect et le spirituel. Que le spirituel transparaisse plus clairement. C'est un problème d'artisanat, car je dois trouver une nouvelle articulation entre le déploiement temporel et la structure.
 
Au départ, par prudence intellectuelle, je m'étais assez éloigné de la métaphore que j'utilisais… Je ne connaissais pas l'arabe, j'avais un tableau et j'essayais de rêver avec mes propres outils. Mais ce ne serait pas mal que je manie aussi les outils avec lesquels le tableau a été fait. Là… ça prend du temps. J'essaie d'apprendre l'arabe, je lis une série d'auteurs soufis… Et puis, j'ai plus envie de lire l'arabe que de le parler. Ce n'est pas si simple…
 
Concrètement, je devrai écrire une nouvelle lettre dans six mois.
 

La dernière pièce que j'ai terminée, Back to the Pulse pour piano, m'a perturbé dans mon travail. C'est une esthétique assez différente de ce que je fais d'habitude : c'est justement une tentative de fusion stylistique pour l'impur. Je suis allé assez loin, au dam de certains. Par rapport au raffinement et aux douceurs des lettres S, Gh, etc. ! Mais je dois réévaluer le mélange stylistique… Est-ce que je peux aller plus loin ou pas ? J'écoute beaucoup de choses pour l'instant : mille ans de musique mondiale… ce qui ne m'aide pas tellement.

Vous vous dites « perturbé » : cela a-t-il révélé ou réveillé quelque chose ? Car dans Back to the pulse se reconnaît une rumeur perceptible dans les Lettres soufies. Dans les Lettres, elle est contenue, grondante mais souterraine, presque inaudible. Cependant, elle nourrit fortement l'impulsion musicale qui donne sa force et sa densité à la lettre, sans apparaître nécessairement de manière sonore. Dans Back to the Pulse, c'est montré tel quel, ça surgit à la surface.
 

C'est juste, mais c'est très troublant. En écrivant Back to the Pulse, je me suis laissé aller à ma colère. Les gens ne le sentent pas nécessairement, mais c'en est !

Elle visait quelque chose de précis ?

Mon rapport au monde contemporain contient une grande part de fascination, de plaisir, d'espoir, mais beaucoup de colère aussi ! J'ai fait des études de science économique donc quand la société raconte des blagues sur ses propres moyens de production, sa répartition des richesses, les transferts d'influences… cela en permanence et depuis vingt ans, ça me met dans une rage folle ! On relie des gens qui vivent des vies stupides (et on se demande pourquoi on doit les leur imposer : « gagner sa vie » : qu'est-ce que c'est que cela ?) avec d'autres qui ne peuvent même pas gagner la leur et meurent de faim ou n'ont même pas le moyen de se payer des médicaments !
 
C'est une colère que je ne peux pas exprimer. Personne ne peut l'exprimer depuis que le communisme ayant montré son vrai visage et s'étant effondré, on ne peut plus dire qu'on a un cœur qui pourrait balancer idéologiquement entre le désir de liberté et la volonté d'une vraie répartition, d'une vraie justice sociale. Personne ne les défend plus. Même les socialistes, qui semblent là uniquement pour que la redistribution ne soit pas trop clairement honteuse. Mais quand on sait qu'en vingt ans la différence entre les plus hauts et les plus bas salaires s'est multipliée par 20, ce qui est le contraire même d'une évolution vers la démocratie et la justice, on se dit : « Mais qu'est-ce que c'est que ce monde ? Un monde qui régresse ! »
 
Comme il régresse aussi intellectuellement, je bous de plus en plus. Et je ne sais pas quoi en faire. La colère est mauvaise conseillère. Comment en faire quelque chose de dynamique et de constructif ?
 

L'humanité ne sert pas à faire tourner des usines. Les usines servent à nourrir l'humanité. Il y a un moment où il faut quand même en prendre conscience.

C'est une colère politique et citoyenne. Evidemment, elle ne passe pas dans ma musique !
 
Oui, mais elle l'affecte ! Ne serait-ce que dans Back to the Pulse qui a eu du mal à trouver ses auditeurs…
 
C'est une musique qui ne les cherche pas non plus ! Ce n'est pas critiquable mais quant à savoir si c'est potentiellement durable… La génération précédente ne s'en est pas soucié et nous a mis face au problème ! Alors on se débrouille, tandis qu'elle nous lance encore des anathèmes : « Oh ! Vous avez fait de la musique consonante ! Oh, vous avez fait une octave ! » Ca suffit !
 

Plus le média est sophistiqué, moins il y a des gens qui peuvent y participer. On propose peut-être des musiques qui sont de même nature que ces toiles que Léonard de Vinci transportait avec lui et sur lesquelles il ajoutait une petite touche tous les jours. Qui saisit parfaitement le décor de La Joconde ? Un work in progress difficile à comprendre pour qui n'appartient pas aux « happy few ».

Au début, mon projet était d'amener de la sérénité  dans un monde que je trouvais assez excité, assez zappeur. Mais je ne peux pas singer la sérénité.

On est vraiment face à cette question : doit-on être violent ou pas ? Je ne crois pas à la révolution. On la lance mais on ne sait pas où elle mène. Peut-être y a-t-il des gens qui exigent de la violence. Si elle n'est pas physique, comment s'y prendre ? Avec de la musique contemporaine ? Est-ce que ça a vraiment du sens ? Est-ce qu'on peut y arriver ?
 
Avec la musique, j'ai l'impression d'être à côté de ce qui me semble être le plus urgent maintenant. A ce point précis, elle ne trouve pas son sens. Le public que je pourrais n'est pas celui à qui je pourrais dire ces choses. Et je crois qu'aucun public ne veut les entendre, parce que même le gars qui fait la file à la Poste pour recevoir une pension minable alors qu'il a payé toute sa vie, même lui croit que si la Poste était privée, ça irait mieux ! Que peut-on faire quand l'idéologie post-néo-libérale est à ce point victorieuse ? Alors qu'elle montre par tous les pores qu'elle est une absurdité ! A qui peut-on parler ? C'est le monde entier qui se trompe !
 

Si je ne voyais pas ça, je pourrais m'isoler dans mon monde à moi.

Vous parlez parfois de « tour d'ivoire »…

Oui, c'est dangereux d'y être tout comme de ne pas y être… Pour l'instant, je vis cela de plein fouet. Je me connais néanmoins : à travers les urgences et les délais, le travail artisanal est une longue préparation et une très rapide réalisation. Pour l'instant, mes préoccupations décantent. J'aurais envie de pouvoir toujours tout mettre à l'intérieur d'une seule chose. C'est un défaut de jeunesse. Il reste permanent dans ma manière de travailler sauf qu'au moment où je m'y mets, j'élague. Ce qui n'est pas encore suffisamment décanté ou n'a pas encore été suffisamment recyclé intellectuellement ou intuitivement est simplement reporté.
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix à Bruxelles en novembre 2008
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