Directeur de l'Académie de Musique de Saint-Gilles et professeur d'analyse musicale au Conservatoire de Liège, Jean-Marie Rens (1955*) donne également de nombreuses conférences en Belgique et à l'étranger, en particulier pour la Société Belge d'Analyse Musicale dont il est le vice-président. Ce compositeur passionné adore décortiquer et « tripoter » les œuvres du répertoire autant que de jouer lui-même avec les codes musicaux, les démembrer, les reconstruire, les mêler à ceux du rock et du jazz pour inventer de nouveaux labyrinthes où glisser ses propres émotions, ses hantises peut-être dont, par pudeur, il parle moins volontiers que du credo qui anime son parcours : réflexion, complexité et pertinence.
Jean-Marie Rens, selon vous, la musique contemporaine, qu'est-ce que c'est ?
Au sens le plus simple du terme, c'est la musique qu'on fait aujourd'hui. Des choses vraiment intéressantes s'y passent : dans la musique dite « sérieuse » comme dans celle dite « moins sérieuse », tout aussi formidable sur le plan de la création. Dans le rock en partie, dans le jazz très certainement. Pat Mehetny, Keith Jarrett… offrent des créations dignes d'être appelées « musique contemporaine ». Quand Jarrett donne ses grandes improvisations, c'est sensible, intelligent et formidablement moderne.
Souvent, dans le plus large public, on entend par « musique contemporaine » une musique « intellectuelle ». Avec tout le côté péjoratif que cela implique. A mes yeux, la musique doit être élaborée et dans ce cas elle passe nécessairement par une forme d'intellectualisme. On ne peut pas écrire de la musique sans un minimum de complexité. Ça fait partie de mon credo. Mais c'est aussi une tradition de la musique occidentale. Ce qui fait la force d'une œuvre, en partie, c'est sa complexité : elle doit donc être réfléchie, travaillée et offrir de multiples lectures. Il en va de même des grands films comme, par exemple, Prénom Carmen de Godard : ils nous interpellent à plusieurs reprises de manières diverses.
Où vous situez-vous en tant que compositeur par rapport à cette complexité musicale ?
À travers mes études et mes rencontres, j'ai toujours été à la recherche de personnes qui font une musique réfléchie. Je suis un boulézien dans l'âme. Si je devais me rattacher à une école, ce serait plutôt à celle-là. On y trouve une complexité de pensée et de réalisation dans l'artisanat. En revanche, sur le plan esthétique, de nombreux autres compositeurs m'ont terriblement marqué. Et l'un n'empêche pas l'autre : on peut très bien avoir une forme de pensée complexe sans pour autant ne pas être attiré par des musiques qui, à la première écoute, à la première approche, peuvent sembler plus simples.
Mon travail personnel, qui exprime sans nul doute une volonté de complexité, exige aussi un contrôle du sonore. La complexité ne peut jamais reléguer la perception de l'auditeur au second plan.
L'un des procès, justifié, de la musique contemporaine cible cette période du XXe : les débuts de Darmstadt avec ce courant structuraliste face auquel, fort heureusement, les compositeurs ont ensuite fait marche arrière. Le problème de la manipulation et de la complexité est allé au-delà de celui de la perception. Là, le divorce avec l'auditeur était inévitable. Mais c'est très limité dans l'histoire de la musique du XXe siècle. Si elle a marqué les esprits, c'est aussi, sans doute, qu'elle a été extrêmement défendue par les compositeurs eux-mêmes. Fin des années 40, début des années 50, un certain nombre de compositeurs, dont Boulez qui était un peu la tête pensante de l'affaire, ont pris le devant sur le plan médiatique en faisant des déclarations fracassantes allant jusqu'à prétendre que de ne pas penser comme eux était une démission.
J'avais un peu peur il y a quelques années de coupler la complexité et le souci de la communication avec l'auditeur. Aujourd'hui, je m'en suis complètement libéré. Je ne crains absolument plus qu'il y ait dans ma musique des réminiscences de tout mon passé musical, à savoir celui du rock et du jazz qui peuvent tout à fait s'y intégrer de manière pertinente. Ainsi que les musiques extraeuropéennes. Il n'y a pas de frontière sur le plan esthétique et je ne porte pas de jugement à ce sujet. Mais lorsque la musique est d'une simplicité désolante et qu'après deux lectures… on l'a lue, ça m'ennuie profondément !
Le paysage musical d'aujourd'hui accepte assez volontiers cette catégorie qui me semble peu intéressante. Mais c'est un large débat qui, du reste, dépasse celui de la musique. C'est le bon vieux problème, toujours d'une actualité brûlante, de la modernité et de la postmodernité. Il s'agit plutôt de savoir si les gens écoutent la musique ou l'entendent. Il est plus réconfortant sans doute de se gargariser d'Arvo Pärt, c'est plus simple à écouter, plus consonant, faisant appel à des références du passé. On peut l'entendre sans l'écouter. Peut-être y a-t'il une forme de capitulation chez certains compositeurs ?
Dans le cadre de notre société du zapping ou de la « capitulation » que vous évoquez, la musique dite complexe a-t-elle encore un sens ?
Elle est de moins en moins d'actualité… donc elle est de plus en plus indispensable et il faut se battre pour la défendre ! Il est évidemment trop tôt pour parler de ce genre de choses, mais je me souviens d'une conférence donnée par Baricco qui pense que de la musique du XXe siècle finissant, l'histoire, d'ici quatre ou cinq siècles, n'aura retenu que des gens comme Bob Dylan ou les Beatles. Il ajoute qu'aujourd'hui cette création contemporaine n'a plus vraiment sa place dans la société. Je n'ai pas envie de cautionner cela évidemment, mais dans les médias, c'est évident : les critiques musicaux iront bien plus volontiers au CMIREB parce qu'on va leur donner du champagne et des petits fours à la sortie, qu'à un concert de musique contemporaine.
Il faut donc tout faire pour qu'elle continue, cette musique ! Cette création, ce mode de pensée musical ! Comment arriver à tenter que l'on puisse s'y intéresser ? C'est une idée à laquelle j'accorde énormément d'importance depuis très longtemps : il ne faut pas seulement faire des concerts où l'on diffuse la musique, mais il faut aussi en parler : comme par exemple dans des concerts commentés ou encore lors d'émissions radio. Que l'on puisse discuter et faire entendre cette musique en essayant de dégager divers modes de lecture afin d'aiguiser l'écoute d'un auditeur.
À l'Académie de Saint-Gilles que je dirige, j'organise trois ou quatre séances par an sur l'écoute de la musique du XXe et XXIe siècle. Je m'occupe en partie de la Société belge d'analyse musicale qui fait aussi cela. Je crois que c'est ce côté pédagogique ou didactique qui peut ouvrir cette musique à un plus large public.
Quant à son devenir, aujourd'hui où vous me posez la question, je serais assez pessimiste.
Mais vous, vous continuez à composer ! Qu'est-ce qui vous y tient ?
Sur le plan psychanalytique, j'ai sans doute envie, comme tous ceux qui font ce métier, d'être sur le devant de la scène un moment. Si on n'avait pas ce côté un peu nombriliste, on ne ferait pas ce métier !
Sinon l'écriture est pour moi une manière de mieux comprendre et d'étudier la musique. Si j'écris moi-même une pièce pour grand orchestre, je n'écouterai plus de la même manière une grande pièce de Debussy ou de Ligeti. Il y a ce désir d'être toujours sur les bancs de l'école, en apprentissage…
Qu'est-ce qui motive la naissance d'une pièce nouvelle ?
Les moments initiateurs d'une pièce sont terriblement variables. Cela dépend de la commande, du projet. Pour moi, c'est très souvent un projet global. Par exemple quand, il y a quelques années, l'Orchestre philharmonique de Liège m'a commandé une pièce (Espace temps) dans le cadre d'une année commémorative Marcel Proust, j'ai d'abord réfléchi à ce que Proust représentait pour moi et à la manière dont j'avais pu le lire… La problématique du temps est devenue centrale. Comme il peut y avoir chez Proust, au sein d'une même phrase, une coexistence du présent, du passé et du futur, je me suis demandé comment la transposer symboliquement dans l'écriture musicale.
En revanche, j'ai maintenant une pièce qui sera prochainement enregistrée : Zap, pour guitare acoustique. Zap reprend l'idée du zapping où l'on peut passer à des choses très différentes l'une de l'autre. La pièce est née au moment où j'ai pris une guitare entre les mains. C'est un drôle d'instrument, une guitare ! J'ai fait un peu comme Stravinsky, toutes proportions gardées. Quand on lui a demandé comment il s'y était pris pour trouver l'accord du Sacre, il a répondu : « Je me suis mis au piano, j'ai joué, ça tombait bien dans les doigts… » Voilà, moi aussi j'étais à la découverte sonore de manière purement pratique parce que je ne connais pas aussi bien la guitare que d'autres instruments. Depuis, c'est vraiment rigolo : je dois faire une conférence prochainement sur cette pièce et en revoyant mes notes, je me suis dit : « Mais quel travail cérébral suis-je allé mettre là-dedans ? » C'est truffé de proportions divines, et dans les moindres recoins, comme je ne l'avais jamais fait. Je me suis alors rappelé que j'avais dessiné la guitare et pris des mesures afin de savoir si des proportions pouvaient éventuellement de servir. Depuis, j'ai demandé à plusieurs guitaristes de vérifier : quand on prend la longueur totale d'une guitare et qu'on vérifie la place de la fin de la touche, on obtient la proportion divine.
Et la pièce fonctionne comme cela. Ensuite, j'ai élaboré le projet général et l'artisanat a suivi.
Quand j'écoute la musique de mes collègues, j'attache énormément d'importance à l'artisanat. Ça fait partie du métier : ça s'étudie. Comme celui d'un ébéniste. On peut ne pas aimer esthétiquement un objet en appréciant pourtant son artisanat. En musique, je crois aussi à cela.
Bien sûr, restent les idées et ce qui peut nous échapper quand nous écrivons. Comment la musique va-t-elle toucher les gens ? De quelle manière ?
Comment prenez-vous l'auditeur en compte ?
Je veux qu'un élément déterminant en musique, le problème du temps, et donc la forme, soit compréhensible. Pour moi, c'est une chose essentielle. Comment suivre un discours s'il n'est pas organisé ? Quant à savoir comment l'auditeur comprendra ma musique, je ne suis pas certain de vraiment m'en préoccuper. Difficile en tout cas d'en parler.
Kancheli racontait dans un débat ayant pour thématique, Modernité, postmodernité : « Je fais une musique comme un temps qui s'écoule. Je vais souvent au concert et je regarde à quel moment les gens commencent à s'ennuyer. Je chronomètre et je sais qu'après X minutes, il faut un sursaut, récupérer l'attention. Alors, je mets un coup de tam-tam dans ma pièce. »
Je pense qu'il était assez sérieux.
Qu'en est-il du jeu dans votre travail ?
La musique est une affaire de combinatoires. Ce sont des stratégies qu'on met en œuvre. Je ne peux pas imaginer une musique sans stratégie. C'est aussi l'aspect ludique de la composition. Comment un compositeur fait-il pour imaginer un certain nombre d'outils qui permettent d'engendrer de la matière ? On retrouve cela aussi dans des musiques plus traditionnelles : Arnould Massart a fait une conférence sur la musique indienne qui montre, là aussi, des stratégies extrêmement complexes.
Percevez-vous une évolution dans votre travail ?
Oui ! Bien sûr. Le plus gros changement a eu lieu il y a quelques années, au moment où je me suis décidé à laisser mon passé musical s'exprimer. Par l'endroit où j'ai été formé (en partie au Conservatoire de Bruxelles), par le milieu de la musique contemporaine et d'un certain discours, je me sentais dans l'interdiction d'écrire des choses qui laissaient transparaître ma première vie musicale : le jazz, le rock, etc. Avec les années, je me suis libéré. Je n'ai plus ces inhibitions. Parallèlement, j'ai toujours analysé et écouté la musique des autres. C'est sans doute une des grandes leçons de composition. Regarder, étudier attentivement et manipuler les œuvres, a également contribué à me faire avancer dans mon travail : pour bien comprendre un texte, il ne faut pas avoir peur de le tripoter. Un peu comme quand, gamin, vous démontiez des jouets pour voir comment ils marchaient…
Comment « tripote-t-on » une œuvre en musique ?
On change les stratégies ! On essaie de mener l'œuvre ailleurs. Je prends des sonates de Beethoven et j'écris une autre transition que la sienne. On la joue en classe : ça marche, mais c'est moins bien. Et on se rend compte de l'intérêt de celle de Beethoven à la lumière de celle qu'on a écrite et qui emprunte souvent la voie normale. En corrigeant la « mauvaise » trajectoire volontaire du compositeur, on prend conscience de l'intérêt de cet accident.
Actuellement, où en êtes-vous ?
Je ne sais pas. A l'écoute de plein de choses. D'autres domaines artistiques m'influencent. Il y a plus de dix ans, j'ai découvert un plasticien, Soto, qui m'a donné une grande claque. Ca m'a tellement marqué que j'ai changé ma manière d'écrire.
En 1985-86, ça a été un choc musical, quand j'ai entendu en Belgique les six premières études pour piano de Ligeti. Des moments comme ça arrivent peu souvent, alors ça bouge…
Il y a très longtemps, la découverte des écrits du Docteur Laborit m'a également bouleversé.
Je continue, je cherche, je réfléchis, j'espère que je progresse au niveau de l'artisanat, de l'efficacité. Le travail du compositeur consiste à trouver pour une idée musicale le moyen le plus efficace de la restituer à travers l'écriture. Quelle notation utiliser pour que la chose soit pertinente et que les musiciens puissent la jouer ?
Croyez-vous que votre musique reflète le monde dans lequel vous vous inscrivez ?
Non, non, je ne crois pas…
Si je devais mettre en rapport un certain nombre de compositeurs qui seraient plus en adéquation avec la manière dont je vois le monde, je penserais à des compositeurs assez dramatiques comme Radulescu. L'énergie de sa musique me semble en rapport avec notre époque. En revanche, d'autres compositeurs ne me semblent pas être du tout en rapport avec la façon dont je vois le monde aujourd'hui. Même si leur musique est tout aussi intéressante à écouter…
Je peux difficilement imaginer qu'un compositeur comme Pierre Boulez écrive nécessairement une musique à l'image de ce qui se passe sur le plan de la société d'aujourd'hui.
L'ouverture à d'autres mondes sonores coïncide-t-elle avec la réappropriation d'un univers personnel ?
C'est presque inévitable. Depuis le début du XXe siècle, avec des compositeurs comme Debussy, Stravinsky, Bartok ou Schoenberg qui ont fait table rase d'un certain nombre de procédés, on ouvre une multitude de possibles, d'esthétiques et de pensées syntaxiques différentes. C'est du reste à ce moment-là que s'est cristallisé le divorce entre ce que les gens écrivent et ce qu'ils écoutent. Il faut ajouter aussi qu'avec l'invention du phonographe, néfaste et formidable, on s'est conforté dans des habitudes d'écoute… On ne va pas nécessairement découvrir du nouveau.
Fin des années 50, début 60, ça part dans tous les sens de façon formidable et dans diverses esthétiques. L'influence des musiques du monde, du rock, du free, la musique des minimalistes américain, John Cage …
Sur une arche musicale hypothétique, quelle œuvre sauveriez-vous ?
J'emmènerais un des grands chocs émotionnels de ma vie de musicien : une étude de Ligeti - Arc en Ciel.
Chez Bach, je prendrais tout ! Ou la Saint-Jean, s'il faut choisir. Ou l'Art de la Fugue, mais ce n'est pas la même partie du cerveau qui décide.
Chez Mozart (s'il fallait ne sauver qu'un tout petit quelque chose), je prendrais la première page du Quatuor des Dissonances. Au moment où le premier violon entre, on tombe en morceaux ! C'est une merveille visionnaire.
Chez les romantiques : l'Adagiato de la Cinquième de Mahler. C'est un miracle !
En jazz, je prendrais… un standard, un bon vieux standard que je puisse tripoter et réharmoniser, car c'est ouvert à plein de choses.
En rock, je prends le premier grand amour de ma vie sur le plan musical : Genesis, l'album Fox-trot.
Et puis Reflets dans l'eau de Debussy, la première pièce du premier cahier des images pour piano.
Et certainement un petit Boulez avec moi, parce que je lui dois beaucoup. Sur le plan de la musique et de la rigueur intellectuelle. Sur incises, ou Répons.
Qu'est-ce que vous recherchez dans une œuvre ?
Je parle rarement aux étudiants de ce que la musique peut évoquer pour moi. Je n'y touche pas. C'est très personnel.
En revanche, pour savoir comment on peut apprécier et comprendre une œuvre, j'insiste sur l'agencement d'une forme musicale. C'est capital, comme quand on regarde un tableau : la première impression d'une structure globalisante. Ensuite, la recherche et l'écoute du détail. De façon systématique, je leur dis : « Regardez d'abord une œuvre globalement, puis allez aussi loin que vous le pouvez dans le détail, jusqu'à l'absurde. » Célestin Deliège demandait de « faire l'analyse jusqu'au niveau du briquaillon ». Puis, il faut prendre du recul : retrouver cette globalité fantastiquement enrichie du chemin parcouru. Ce travail d'analyse ressemble à une sorte de rite initiatique. Cela enrichit la manière dont on voit l'œuvre, dont on va l'entendre et dont on va la jouer.
En réalité, l'œuvre contient la plupart des éléments nécessaires à une bonne interprétation. Je me souviens qu'à l'issue d'un récital, Boyan Vodenitcharov, qui avait joué Beethoven sur un instrument d'époque, m'a dit : « Il y a une chose que je m'interdis de plus en plus, c'est d'interpréter la musique ». Cela ne veut pas dire que tout le monde fera la même chose, mais il y a dans l'écriture de l'oeuvre des éléments qui sont là pour alimenter, en grande partie, une interprétation. Il ne faut pas faire ce que Gould a fait en jouant Bach ! Même s'il était un formidable pianiste, il est indéfendable intellectuellement de manipuler la musique à ce point-là.
Baricco dit que l'avenir de la musique aujourd'hui appartient aux interprètes…
Je ne suis pas toujours d'accord avec Baricco.
Si le texte propose quelque chose, c'est d'abord lui qui a raison. S'approprier l'œuvre au point de se dire : « elle m'appartient, j'en fais ce que je veux », je ne suis pas du tout d'accord.
Propos recueillis par Isabelle Françaix à Bruxelles, novembre 2008