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Pierre Bartholomée : Vigilance, émotion et cohérence - Entretien Isabelle Françaix

 


Entretien
À l'occasion du quatre-vingtième anniversaire d'Henri Pousseur, Pierre Bartholomée reprend sa baguette de chef d'orchestre pour diriger l'Ensemble Musiques Nouvelles, par amitié et par passion (le 13 mars 2009, au Studio 4 de Flagey). Car il ne tarit pas d'éloge sur la musique inventive et intransigeante de cette figure incontournable de la composition contemporaine (Henri Pousseur ou l'invention intransigeante - Revue#3 Musiques Nouvelles, p67) à laquelle il dédiera le soir-même une pièce nouvelle pour alto solo créée par Dominica Eyckmans.
 

Aujourd'hui, c'est avant tout au compositeur que nous nous sommes adressés, l'encourageant à sortir de sa réserve pour nous parler de son propre cheminement. Ses évocations, vives et précises, ressuscitent un passé d'une féconde émulation et révèlent un présent de guetteur insatiable, prompt à saisir la moindre vibration qui peut engendrer l'envie de poursuivre l'écriture d'une œuvre nouvelle, inédite et stimulante, sans jamais perdre de vue sa clarté ni son sens.

Pierre Bartholomée, que signifie pour vous aujourd'hui le terme de « musique contemporaine » ?
Si on le considère de manière littérale, c'est la musique qui est écrite par nos contemporains. On peut dire également que toute musique jouée aujourd'hui est contemporaine : nos contemporains projettent en elle une vision du monde actuel. Celui qui interprète aujourd'hui Mozart, Schubert ou Beethoven utilise des références du monde moderne pétri de références sonores environnantes. Nous possédons un échantillonnage de sons auxquels nous sommes habitués (bruit des moteurs, de la rue, des machines, etc.) et qui n'est pas du tout celui des compositeurs du passé. Toute musique jouée aujourd'hui est notre contemporaine.
 

Il faudrait tenter d'y voir clair par la notion de modernité qui date du début du siècle. On dit que Debussy est le premier grand moderne. Ainsi que Beethoven ! Décidons que la musique contemporaine est issue du mouvement né dans les années 50 à partir de la lecture, de l'étude et de la découverte de la musique de la seconde école de Vienne : Schoenberg, Berg, Webern. Ce mouvement a eu énormément d'influence, y compris sur des compositeurs comme Stravinsky, qui lui-même avait été un élément innovateur important et s'est mis très humblement dans les années 50 à l'étude de ces techniques, jusqu'à les intégrer dans certaines œuvres de la fin de sa vie.

La création de l'Ensemble Musique Nouvelle, à laquelle vous avez participé en1962 auprès d'Henri Pousseur, se réclame-t-elle de cet élan ?

J'ai rencontré Henri Pousseur à un moment charnière. La génération dont il fait partie, celle de Pierre Boulez, Luciano Berio et Karlheinz Stockhausen, nés dans la seconde partie des années 20, a donné au monde, par son travail et sa vision de l'apport de la seconde école viennoise (et particulièrement de l'œuvre d'Anton Webern), la musique sérielle. Celle-ci est arrivée avec une force extraordinaire à la fin des années 50 et s'est manifestée par une radicalité totale qui a d'emblée donné des œuvres très marquantes, toujours de référence aujourd'hui, comme le Marteau sans maître de Pierre Boulez . Prochainement nous donnerons avec Musiques Nouvelles un concert où sera joué le Quintette à la mémoire de Webern de Pousseur, une de ses œuvres majeures qui date de 1955 et qui est une illustration parfaite de cette époque.

Un mouvement très fort s'est exprimé de manière unanime à travers des personnalités pourtant très différentes. Cette musique, très vite reconnue, a beaucoup marqué les esprits, attiré et fasciné les musiciens de cette génération et les très jeunes qui sont allés aussitôt suivre les cours à Darmstadt pour s'informer auprès de ces grandes personnalités qui avaient franchi un pas énorme en très peu de temps par leur intelligence prodigieuse et leur créativité. OlivierMessiaen lui-même, dont Stockhausen et Boulez avaient été les élèves, a très profondément réinterrogé sa manière d'approcher la composition. C'était comme un apport de jouvence extraordinaire !
 
En 1961, au moment où j'ai rencontré Henri Pousseur, il imprimait le grand tournant de sa vie musicale.
 
Les compositeurs, ayant exploré très largement de nouvelles techniques de composition héritées de Webern principalement (la série généralisée), ont tous pris conscience de l'impasse dans laquelle cette manière de travailler les conduisait. Elle avait produit des œuvres très marquantes, qui sont et resteront des références fortes, fascinantes, mais il fallait dépasser tous les refus que cela impliquait. Cette musique comportait aussi toutes sortes de tabous : la consonance, la périodicité, la mélodie… On craignait de ne pas avoir pris assez de distance par rapport à la musique tonale dont on estimait qu'elle avait vécu.
 
Or en 1960, aux Etats-Unis, John Cage ouvrait la musique à un questionnement sans passé ni racine, très librement avec une réflexion inspirée de philosophies orientales, introduisant l'aléatoire. C'est autour d'une œuvre aléatoire que Musique Nouvelle s'est créée : Réponsd'Henri Pousseur, une œuvre dédiée à John Cage.
 

Les développements technologiques avaient parallèlement favorisé le surgissement des musiques concrètes et électroniques. En même temps que Berio, Stockhausen ou Pousseur travaillaient à une émancipation du monde sonore hérité de la tonalité et basé sur les échelles tempérées, ils réfléchissaient à des continuums sonores tout à fait étrangers à cela, produits par des générateurs et ils envisageaient toutes les possibilités de transformation du son, préenregistré ou non.

Dans cette aventure de la « musique nouvelle », comment vous situez-vous vous-même aujourd'hui ?

J'ai découvert ce monde-là vers la fin des années 50 à la radio. J'ai vraiment été frappé par Le Marteau sans maître. C'était comme un signal ou un appel mais je manquais totalement d'outils pour y répondre. J'étais étudiant au Conservatoire et le programme n'était pas encore ouvert à ce genre de choses. J'ai consulté quelques partitions, vu des pièces de Stockhausen, mais ça me semblait très étrange et… je ne recevais pas beaucoup d'aide de la part de mes professeurs qui avaient tendance à rejeter cette musique ! Sauf André Dumortier qui m'a fait travailler au piano plusieurs des Vingt regards de Messiaen. C'était d'une nouveauté extraordinaire mais… antérieure à 1950. Messiaen lui-même a beaucoup évolué après.
 
C'est en tant qu'instrumentiste que je suis entré dans cette musique. Dans l'Ensemble Musique Nouvelle, au départ j'étais un des claviéristes : on jouait du piano, du célesta, de l'orgue…
 
Ce que je croyais et crois toujours être ma véritable vocation, c'est la composition. Je composais de manière très autodidacte (je n'ai jamais eu de professeur de composition) et j'étais passionné par tout ce qui était nouveau. Or, en Belgique, on ne jouait pas beaucoup tout cela : l'Orchestre de la Radio interprétait plutôt Bartok, Stravinsky, Hartmann. Ce qui était nécessaire car, hormis Stravinsky, on les connaissait mal. Mais il y avait une sorte de vide dans la transmission des œuvres de mon époque. C'était par des relais de concerts enregistrés en Allemagne ou en France qu'elles nous parvenaient.
 
Musique Nouvelle projetait de les introduire chez nous dans la pratique. Il fallait donc que les musiciens s'y mettent ! Nous étions jeunes, disponibles et ça nous passionnait. Donc, c'est en tant qu'instrumentiste puis chef, - il a bien fallu un jour que quelqu'un coordonne l'ensemble. C'est un autre métier que j'ai appris « sur le tas » et qui m'a lancé par la suite vers de tout autres horizons - que je suis entré en contact avec ces œuvres nouvelles. Je suis également retourné un peu en arrière : Schoenberg, Berg, Webern, pour faire le lien… Boulez a beaucoup parlé de Debussy ; on s'y est remis, même si on le jouait déjà, mais on a essayé de comprendre ce que disait Boulez et de faire apparaître cette modernité, de l'intégrer… Dépasser le flou et l'impressionnisme vague et capter le vrai novateur !
 
C'est toute notre vision de la musique qui a changé, d'autant que, parallèlement, des musiciens s'étaient engagés dans un nouveau regard sur le baroque. Ils jouaient de la viole de gambe, de la vièle, étudiaient les anciens... Nous essayions de poser un autre regard sur la pratique musicale, tant en arrière qu'en avant. Aborder les partitions non pas à partir des traditions d'exécution mais en essayant de voir ce qu'il y avait dedans, comment c'était fait. On s'y mettait avec la naïveté et l'enthousiasme de la jeunesse en croyant être les premiers bien entendu, mais c'était une formidable école : on a découvert des œuvres, rencontré des compositeurs, parlé avec eux ! Ils ont assisté à nos répétitions, nos concerts, nous ont conseillés.
 

Mon travail de compositeur a été profondément pétri de tout cela. J'ai l'impression d'avoir été un buvard, sans jamais m'inféoder. Car je n'en ai ni l'envie, ni le besoin, ni probablement la capacité : je suis très proche d'Henri Pousseur, j'ai une admiration sans réserve pour son œuvre qui est méconnue et mériterait d'être davantage diffusée, mais ma musique n'a rien à voir avec la sienne ! Je n'ai jamais travaillé en utilisant moi-même ces techniques-là.

Né en 1937, je pense faire partie d'une génération qui en a été fortement enrichie mais ne s'est pas sentie liée par les mêmes préoccupations. Boulez, Stockhausen, Berio, Pousseur nous ont ouvert des voies, des portes, des fenêtres, ce qui a enrichi notre sensibilité. De cela et de la volonté de ne pas devenir des épigones, il en résulte une sorte de liberté qui exprime, je crois ce que nous sommes.

Quelles sont donc vos préoccupations de compositeur ?

J'essaie de développer des projets très différents : de grandes pièces d'orchestre, deux quatuors à cordes (je viens de terminer le premier mouvement du deuxième), deux opéras, un requiem, un oratorio pour un ensemble d'instruments anciens, des pièces pour viole de gambe… J'ai l'impression que toute la musique, aujourd'hui, existe. Nous avons accès à d'autres musiques venant d'autres régions, d'autres sociétés et d'autres cultures qui nous ont amené des instruments qui n'étaient pas utilisés par nos prédécesseurs… Je travaille là-dedans, non pas dans une perspective syncrétique, mais en essayant, avec tous les outils que j'ai reçus, de développer mes projets sans pré-établir de système et avec un nombre extrêmement limité d'éléments. J'ai un grand souci d'unité à partir de matériaux simples.
 

Je ne pense pas être dans la ligne d'une modernité comparable à celle que l'on a connue dans les années 50 ; si la nécessité de consonance apparaît, je ne suis prisonnier de rien. En même temps, je crois que la musique n'est pas un fourre-tout. C'est pourquoi j'essaie de travailler à partir d'éléments extrêmement restreints pour en tirer le plus de conséquences et de substance, dans une écriture la plupart du temps vocale et instrumentale qui explore les régions extrêmes. Mes pièces sont en général très difficiles à jouer… ce qui n'aide pas vraiment à leur diffusion, mais je ne peux pas faire autrement !

Extrême vitesse, extrême lenteur, extrême aigu, extrême grave… : j'aime amener les musiciens à une sorte de dépassement d'eux-mêmes et chercher des solutions dans des régions que leur instrument pratique peu.

Chez vous, qu'est-ce qui peut précéder à la création d'une œuvre plutôt que d'une autre : une idée abstraite, un sentiment, une émotion… ?

C'est certainement tout ça… Je ne sais pas très bien. Parfois, c'est une commande… Je n'aurais jamais pensé écrire un requiem et puis un jour on m'a proposé d'intégrer le projet d'une histoire musicale du requiem. C'est tombé sur moi comme quelque chose de très inquiétant : c'était m'inscrire dans une tradition, approcher l'art sacré… On ne peut pas faire ça à la légère. J'ai finalement accepté et il en est sorti une pièce de plus d'une heure pour laquelle j'ai eu toute liberté pourvu qu'il y eût un choeur.
 

En écrivant, j'ai découvert beaucoup de choses sur moi-même et ma manière de travailler. C'est une de mes expériences majeures parmi les plus récentes. L'enregistrement a été fait avec l'EMN et sortira en mars 2009 chez Cyprès.

J'ai voulu lui donner un sens en l'ouvrant sur un fait d'actualité, pour ne pas simplement m'inscrire dans un rituel.

Concevez-vous la musique comme un moyen au service d'un sens ou comme un but en soi ?

Je ne pense pas qu'on puisse opposer ces deux choses, car un but en soi est déjà un sens. La question du sens est difficile car celui-ci n'apparaît pas nécessairement avec clarté. Écrire de la musique, de la poésie, peindre, etc., c'est créer du sens. Mais qu'est-ce que c'est ? Le sens à travers la musique ne s'exprime que par la musique. Le sens d'une œuvre n'existe qu'en elle. On ne peut pas transposer ni traduire un quatuor à cordes. Le propre de la musique, c'est qu'elle est intraduisible. Mais qu'elle a du sens. On peut la comprendre, mais pas la traduire. Le but, c'est de créer du sens. Mais quand j'écris un quatuor à cordes, je ne dis pas : « Je vais créer du sens » ! Je me bats avec ce matériau pour essayer de faire quelque chose qui, musicalement, ait du sens.

Posons la question différemment : avez-vous l'impression, au fil de vos œuvres et de votre évolution de compositeur, de poursuivre une quête à travers la musique ?

Oui, je pense… Une quête de cohérence.
 
Je crois que les musiciens interrogent le matériau sonore, qui est infini, à partir de choses finies : un instrument, une échelle tempérée ou non, diatonique ou chromatique, etc., tout ce qu'on peut essayer de transformer en créant des associations ou des textures…
 

Nous interrogeons le matériau et essayons de le mettre en forme. Comme nous travaillons dans le temps qui passe, nous tentons d'imaginer et d'élaborer quelque chose qui, sur une certaine durée, met en relation tous ces éléments d'une manière aussi cohérente et évidente que possible.

Cette cohérence répond-elle à une vision intérieure, une nécessité ou est-elle ouverte à une découverte qui vous dépasse ?

Là encore, je ne vois pas d'opposition. Pour dire les choses autrement : on essaie de faire exister des choses. « Créer », c'est un grand mot. Si je me mets au travail d'un quatuor à cordes, j'ai envie d'en créer un qui n'existe pas encore. Quelque chose de vague en moi m'attire vers cela… Quelque chose que je veux saisir. Et pour le saisir, je dois agir, car ce vague, cette impression, cette idée qui s'enfuit, il faut essayer de les capter et de les incarner. Il faut leur donner une existence perceptible dans le son, donc dans le temps qui passe. Au moment où le travail se fait, des changements s'imposent, car il y a bien un moment où il faut écrire une première note ; on ne peut pas échapper à cela ! Elle conditionne tout le reste et, au bout du compte, ce qui advient de tout ce processus est probablement très loin de l'idée initiale dont il est si difficile de s'approcher.
 

Le matériau impose ses propres lois. C'est un peu comme quand on entend parler d'un lieu. On se l'imagine, et puis un jour on y vient. Il n'est pas du tout comme on le pensait, mais on ne sait plus vraiment ce qu'on pensait. On a l'impression qu'au fur et à mesure, la représentation imaginaire de ce lieu est partie, qu'elle n'est plus là. Je cite toujours un passage que j'ai lu dans un essai d'Henri Bauchau, L'écriture à l'écoute ; il y parle de ce cheminement en se référant à une phrase de Saint-Augustin : « Pour aller où tu ne sais pas, va par où tu ne sais pas. » Je me sens tout à fait là-dedans. C'est ça l'impulsion : aller ! On n'a pas envie de rester. Si tu veux aller, c'est que tu es appelé vers autre chose. Et cette autre chose, c'est ça : faire exister quelque chose. Ou être soi-même ailleurs, et pour être ailleurs, il faut passer par ce processus.

Avez-vous été stimulé par l'écriture de Henri Bauchau ou est-ce votre musique qui vous a conduit vers lui ?

Ma femme, Francette, m'a fait lire Œdipe sur la route. Elle est très importante dans ma vie. C'est une harpiste sensible et une lectrice très perspicace. Souvent, on ne lit pas les mêmes livres. Elle lit puis elle me raconte. Elle raconte très bien : elle tire la substance des choses. Elle lit très vite et très intensément. Dans certains cas, elle me dit : « Tu dois absolument lire cela. » J'ai donc lu Œdipe sur la route et ça a été un choc. C'était il y a dix ans mais je ne m'en suis pas remis. Pourquoi ? Je ne sais pas exactement. J'ai eu l'impression que je devais entrer là-dedans. Comment ? En faisant un opéra. Mais je ne savais pas du tout lequel. J'ai imaginé un chanteur et une contrebasse, à deux sur une petite scène, vivant quelque chose de déchiré, de violent… Je n'avais aucune idée au départ.
 
J'ai rencontré Henri Bauchau. Ca l'a beaucoup perturbé ; il ne s'y attendait pas. Il est dans un processus très lent de grande maturation. Il est psychanalyste. Il voulait écrire Antigone et il s'est rendu compte qu'il ne pouvait écrire ce personnage, qu'il portait pourtant en lui de façon très proche et intime, sans remonter plus loin pour essayer de le comprendre. Il a mis plus de dix ans à écrire et réécrire Oedipe sur la route… Il était dans cette concentration quand je me fixais sur un élément, un moment de ce processus. On a réfléchi, parlé et il s'est demandé ce que ça pourrait devenir. Il fallait le persuader d'écrire le livret, ce qu'il ne voulait à aucun prix… Quelqu'un d'autre a donc commencé, une dramaturge formidable qui est morte et n'a pu continuer. Il a fini par le reprendre. Il m'a alors demandé de tracer un chemin dans son roman : quelle était ma route dans cette affaire ? C'était curieux : l'homme qui m'inspirait par son travail le besoin terrible d'écrire un opéra, se mettait au service de ce que je lui demandais par rapport à son œuvre.
 
Pour le persuader, j'avais écrit moi-même tout un acte, car il croyait la démarche impossible. Par une sorte de pulsion formidable, je voulais lui prouver le contraire, en étant sûr qu'il écrirait cela beaucoup mieux que moi ! Il l'a fait tout autrement, avec cette idée de le versifier. Pour lui, la langue de l'opéra devait avoir un autre niveau d'élaboration. Il fallait dire avec le moins de mots possible les choses les plus fortes. Ca m'a fait très peur ! Mais c'est un grand poète, très libre…
 
Après cette sensation initiale puissante et confuse qui en une seconde contenait tout le roman, je me suis retrouvé devant un texte poétique très beau en lui-même ! J'ai essayé de me glisser dans les mots. C'était un processus complexe, double : le roman devait devenir théâtre et le théâtre musique ! Je n'ai pas voulu m'inscrire dans les recettes du théâtre ni travailler sur la psychologie des personnages. J'ai essayé d'entrer dans les mots, de trouver leur musique. C'est pour cela qu'elle est très syllabique. Ce n'est pas tellement du chant-vocalise.
 
Au fond, j'ai essayé de l'habiter à ma façon.
 

On a travaillé par fax et téléphone. Je n'ai jamais su ce qu'il pensait de ma musique… Il a des problèmes d'audition. Il aime beaucoup la musique, présente dans toute sa littérature mais il n'en a pas une connaissance de mélomane très averti. A propos du Rêve de Diotime, il m'a demandé de la lui raconter. Ca l'a passionné… et il m'a autorisé à continuer à travailler sur ses écrits. Il est venu assister à la première représentation d'Oedipe sur la route et je pense que ça a dû lui paraître très étrange, car il est lui-même tellement en phase avec son travail que la musique est une incursion, une violence par rapport à sa pensée.

Je lui ai envoyé un enregistrement live d'Antigone et il m'a écrit : « Je ne l'ai pas encore écouté », comme s'il avait peur d'une certaine façon.
 

Cette collaboration a été d'une extraordinaire intensité et on a gardé en même temps la distance d'un respect mutuel. Nous avons eu de vrais échanges où parfois nous devions bifurquer. C'est une expérience extrêmement enrichissante pour moi.

Comment percevez-vous l'avènement des nouvelles techniques comme perspective musicale dans votre propre travail ?

J'ai peu travaillé là-dessus mais je n'exclus rien : ce sont de nouveaux outils qui vont permettre à certains de faire de la musique sans passer par toutes sortes de stades préliminaires qui ont été pour nous nécessaires : la notation, la connaissance des instruments. Là, on travaille quasi sur du direct. Nous, on élabore, on écrit dans le silence… des livres au fond ! Et qui ne se mettent à exister que le jour où quelqu'un en fait sortir les sons. Quand c'est fini, le livre est refermé, et c'est de nouveau quelque chose de mort qui doit être visité, animé : « Lazare, lève-toi ! », c'est un peu ça !
 
La différence entre un grand interprète et un interprète moyen, c'est que Lazare va bien ou qu'il est un peu malade !
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix, le 11 décembre 2009, à Ottignies
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.