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Tim Gouverneur : DJ acoustique - Entretien avec Isabelle Françaix

A l'occasion de la création de sa pièce Danse insomniaque pour treize instruments le 13 mars 2012 à Flagey par Musiques Nouvelles.

Issu d'une formation scientifique, Tim Gouverneur poursuit des études de physique à l'Université de Mons Hainaut jusqu'en 2005. Autodidacte complet sur le plan musical, c'est dans le milieu de la musique électronique qu'il fait ses premiers pas. Entré au conservatoire de Mons en 2005, il y suit les cours de Claude Ledoux, Gilles Gobert, Victor Kissine, Jean-Pierre Deleuze,… sans perdre de vue ses origines musicales. Un parcours atypique.

De la physique à la musique, quelle est donc votre trajectoire?

Ma trajectoire est assez insolite. J'ai fait toutes mes humanités en sciences et en maths; j'ai continué en physique à l'université, et en poursuivant mes études, j'ai développé ma passion pour la musique électronique. Adolescents, mes amis et moi animions des soirées ; avec le temps, certains sont devenus des disc-jockeys assez reconnus. Ils m'ont demandé des morceaux pour des boîtes de nuit de plus en plus importantes. J'y consacrais une grande partie de mon temps libre.
 
Ce qui rejoint la science et la musique, c'est la logique de la construction. Pour certains, comme les compositeurs du courant spectral, la construction physique du son est centrale; ce qui m'a attiré, c'est plutôt la construction logique intuitive de l'agencement des sons entre eux. Lors de mes examens d'entrée au Conservatoire, on m'a demandé où j'avais étudié les structures que j'utilisais et qui appartenaient à certains styles définis, mais je ne les connaissais pas. Certaines formes musicales s'ancrent en nous inconsciemment par la seule écoute. Ne seraient-ce que des constructions harmoniques. La science m'a aidé à comprendre des structures, des répétitions, des symétries… C'est de cette façon que j'ai commencé à jouer du piano, sans professeur.
 

Les partitions que j'ai présentées à mon examen d'entrée étaient remplies de fautes! C'était hallucinant. Ce qui a fait beaucoup rire les examinateurs: ils étaient si dubitatifs qu'ils m'ont demandé de jouer ce que j'écrivais si mal. Tout s'est bien passé mais il m'a quand même fallu rattraper huit ans de solfège!

Qu'est-ce qui vous a poussé à quitter la physique pour la musique?

Je passais de plus en plus temps à faire de la musique qui n'était encore qu'un hobby, au détriment de mes études de physicien. Quand j'ai présenté mes partitions à Claude Ledoux, il m'a beaucoup encouragé. J'ai compris grâce à lui que mon parcours atypique ne jouerait pas contre moi, mais plutôt en ma faveur. Je n'ai rien dit à mes parents jusqu'à ce que j'aie réussi mon examen.

Votre musique est-elle influencée par ce milieu de boîtes de nuit qui vous a amené vers la composition?

Oui, j'ai gardé cette part de divertissement, cette atmosphère festive qui ne vient pas d'un milieu intellectuel et réfléchi. Je compose comme si j'écrivais en studio avec des pistes et des effets… Je n'utilise pas d'orchestration pure au sens habituel: chaque instrument est comme une piste formée de loops, c'est-à-dire des petites séquences répétées. Ces cellules donnent des pistes qui s'additionnent et forment la musique. Cependant, elle n'est pas répétitive, mais plutôt périodique. Le chef d'orchestre joue le rôle du DJ. Les DJ font beaucoup de cuts: on coupe la musique, les danseurs hurlent et on la relance. On peut aussi la couper par saccades, extrêmement vite. J'essaie de retrouver ces effets dans Danse insomniaque pour 13 instruments, comme ceux d'un mix entre deux pistes, suivi des interventions et des mouvements de DJ, en l'occurrence du chef!
 
Jusqu'au XXe siècle, les compositeurs se sont toujours beaucoup inspirés des musiques populaires de leur époque. Chopin faisait des mazurkas, des polonaises; Mozart écrivait des menuets, des valses… Le violoneux, passant de village en village, jouait les mazurkas sur un violon délabré pour faire danser les paysans. S'il avait pu entendre une mazurka repensée par Chopin, il aurait certainement pensé qu'elle était «indansable», mais il en aurait reconnu l'esprit… C'est ce même principe qui m'anime. Si mes amis disc-jockeys entendaient ma musique, ils y retrouveraient des éléments de ce qu'ils passent dans les boîtes de nuit, mais ils ne pourraient pas l'utiliser ! Elle est dansante, mais on ne peut pas la danser!

Comment y intégrez-vous l'électronique?

Je mène cette réflexion sur des instruments traditionnels sans utiliser l'électronique, mais dans une perspective qui en convoque le style et les formes. C'est une prise de distance par rapport à la réalité.

J'espère réunir mes deux mondes: celui de la musique festive des boîtes de nuit et celui de la musique plus «réfléchie»… dite «savante», même si je trouve ce terme restrictif et pompeux.
 

Aujourd'hui, quand les jeunes vont s'amuser, ils écoutent du R&B, de la house, etc. mais ça n'a toujours pas de répercussion énorme sur la musique écrite. Alors que le rock, qui certes évolue depuis 60 ans mais que la plupart des jeunes n'écoutent plus, commence à investir la musique contemporaine. Ça ne semble pas tracasser beaucoup de monde!

Vos pièces précédentes s'inspirent pourtant d'une culture classique et «savante»… On trouve la référence à la Grèce antique et mythologique dans Les oreilles de Midas ou La Danse d'Aristophane.

J'ai aussi envie d'écrire une musique qui relie la tradition à notre présent. D'où Le petit dancing en bois qui en était le prototype: une danse censée être électronique mais jouée sur des instruments en bois. Les références à l'Antiquité s'apparentent à un désir musical «écologique», qui nous relie à la nature et au spirituel. Peu de jeunes aujourd'hui s'affirment «croyants», en revanche beaucoup sont en quête de spiritualité. Apollon a fait pousser des oreilles d'âne sur la tête du Roi Midas qui, lors d'un concours musical, avait élu contre lui Marsyas, joueur d'aulos. Quelle est la place de l'homme et celle des dieux? Apollon jouait de la lyre, instrument divin par excellence contre les instruments à vent, destinés à la danse et aux divertissements humains. Sur les cathédrales d'ailleurs, les diablotins jouent encore de la flûte et les angelots de la lyre! Dans Les oreilles de Midas, il y a trois sortes d'instruments: les vents, les cordes et les claviers. Les vents jouent de manière très flexible, des petites danses un peu fausses semées de quarts de ton; les cordes donnent des accords pleins, extrêmement spirituels, autour du chiffre 3; les claviers exécutent une musique répétitive et neutre (ils incarnent les juges), prélevant équitablement des éléments musicaux aux cordes et aux vents, afin de rester impartiaux. Cependant, au fur et à mesure de la pièce, insensiblement, tout cet ordre s'inverse et se détraque, les claviers donnant pour thème final quelques impressions sur l'humain.
 

La Danse d'Aristophane tente de remettre en cause les conventions. Aristophane était haï par les gens de son époque pour ses satires fines et acérées ne suivant aucune convention. Elles ont beaucoup été censurées d'ailleurs. J'ai donc repris pour cette danse tout ce que j'aimais dans la musique: des pistes répétitives ou tout à fait romantiques, d'autres modales issues de la Renaissance… Elles s'imbriquent agréablement à l'écoute, en restant un pied de nez aux «conventions»de la musique «savante» tout à fait dans l'esprit d'Aristophane.

Peut-on dire que votre musique met en place une théâtralité sonore?

C'est un peu une mise en scène des sons, effectivement, mais elle n'est pas descriptive. Ni narrative. Je pars d'un concept, d'une idée, qui ne sont pas scientifiques, mais plutôt philosophiques. Le titre est un clin d'œil.
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix – Février 2012

BIOGRAPHIE

TIM GOUVERNEUR

Né en 1983 à Montignies-sur-Sambre (Charleroi), Tim Gouverneur, issu d'une formation scientifique, poursuit des études de physique à l'Université de Mons Hainaut jusqu'en 2005.
 
Autodidacte complet sur le plan musical, c'est dans le milieu de la musique électronique qu'il fait ses premiers pas. Entré au conservatoire de Mons en 2005, il y suit les cours de Claude Ledoux, Gilles Gobert, Viktor Kissine, Jean-Pierre Deleuze,… Il est l'auteur de nombreuses pièces. Les plus importantes sont un cycle de danses pour piano, Le petit dancing en bois (sextuor), Les oreilles de Midas (pour treize instruments), un cycle d'études pour saxophone et flûte,La danse d'Aristophane (pour sept instruments), et d'innombrables miniatures pour toute sorte de formations.
 
En 2010, il participe aux 9èmes rencontres internationales de composition musicale de Cergy-Pontoise (Paris), où il se classe parmi les trois lauréats, avec une pièce pour soprano et petit ensemble basée sur un poème d'Andrée Chédid.
 

En 2011, il participe également au festival Via à Mons, pour lequel il compose Lapsus, une pièce pour petit ensemble, développée à partir d'une polyphonie à deux voix de Roland de Lassus.

Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.