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Trois créations mondiales à ARS MUSICA 2004

16 mars 2004 - Théâtre Marni - Bruxelles - 20h30
Ensemble Musiques Nouvelles, direction Jean Thorel
 
Programme
 
Alberto Posadas °1967 - Nebmat, pour saxophones soprano et ténor, clarinette et trio à cordes - 2003 - création mondiale
 
Claude Ledoux °1960 - Bell(e)s, pour piano et ensemble - 2003 - création mondiale
 
Liza Lim °1966 - The Heart's Ear, pour flûte, piccolo, clarinette et quatuor à cordes - 1997
 
Jean-Luc Fafchamps °1960 - Lettre soufie : GH pour ensemble instrumental - 2004 - création mondiale
 

NOTICE : Bell(e)s - Claude Ledoux - 2003

pour piano et ensemble
commande de Ars Musica

À l'origine de l'œuvre, une fascination persistante: l'Orient. Avec pour point de mire le Japon, pays nourrissant cette opposition étrange entre modernité et figures du passé. Plus qu'une opposition, oserait-on parler d'instauration d'une véritable dialectique sans que l'on sache exactement où se situe précisément la frontière entre ces deux mondes de pensée(s).

Si ce pays reste encore inconnu à mes yeux (à cet instant précis de la composition de l'œuvre), deux circonstances alimentent toutefois mon imaginaire à son égard. L'un, anecdote ponctuelle puisée dans le passé, lié au cadeau d'une petite cloche (*) japonaise qui m'avait été offerte par une amie du “Soleil levant”; l'autre, relevant de l'acuité quotidienne, personnifié par ma compagne pianiste, Nao Momitani, à laquelle cette œuvre est dédiée.

L'occasion pour moi de réfléchir sur le “son” comme point focal ouvrant sur d'autres perspectives spécifiques du monde... monde intérieur de la spiritualité (son résonnant); monde extérieur, quasi chorégraphique, des pensées et des mouvements corporels qui animent notre quotidienneté (son en mouvement).
Et d'y inclure en guise de métaphore à cette frontière indicible le concept du zen japonais, sorte de no man's land transitoire où l'extérieur se charge d'intériorité et inversement; corridor architectural entre l'intimité de la maison et le jardin ouvert sur le monde; mais aussi silence imposant du Kabuki qui sépare deux actions opposées et figées momentanément...
Métaphore de cette dernière métaphore, le titre de l'œuvre; “Bell” versus “Belle”; l'occlusion ponctuelle du “b” en opposition à l'ouverture infinie du “s”, la parenthèse () personnifiant ce lieu de fusion hors de l'espace temporel et matériel... Et tout le reste de cette subjectivité, hors toute compréhension même de ces lignes, là où l'imaginaire de l'auditeur pourrait peut-être rejoindre celui du compositeur!

(*) “Bell” en anglais!
CLAUDE LEDOUX

NOTICE : Lettre soufie : GH - Jean-Luc Fafchamps - 2004

pour ensemble
Commande de Bozar Music

En 1999, je suis tombé par hasard sur un ensemble de tableaux soufis dévoilant la clé de la science du Da'wah (méthode d'incantation secrète). Tout le système repose sur une relation supposée entre les lettres de l'alphabet arabe, les attributs divins, les chiffres, les quatre éléments, les sept planètes et les douze signes du zodiaque. Ces correspondances prennent sens dans leurs rapports avec l'ensemble du tableau, en fonction des significations symboliques des divers attributs et des articulations qui les lient.

Gh, pour ensemble instrumental, commande de Ars Musica et du Palais des Beaux-Arts pour Musiques Nouvelles, est ma cinquième composition inspirée par ces tableaux (en particulier, Z pour alto, piano et électronique fut créé lors de Ars Musica 2003). Elle porte sur sa dernière colonne, qui met en relation, entre autres, Ghafûr (nom de Dieu), 1285 (chiffre du nom), Grand Pardonneur, Aimable, Convalescence, Terre, Poissons, Lune, Girofle…

En dépit des apparences, mon projet n'est ni de m'adonner publiquement à l'ésotérisme, ni de tenter vainement de renouer avec l'esprit du rituel. Il s'agit de me doter d'un champ d'inspiration complexe et globalisant apte à guider ma main hors du champ de la pure combinatoire, sans recours à une légitimation naturaliste. Cette méthode canalise des relations archétypiques et restreint localement, sans le fermer, le domaine des possibles. Il suscite ainsi une interrogation totale à laquelle j'élabore des réponses musicales.

Techniquement, la composition se déploie comme le mouvement le plus lent qui se puisse concevoir. Lentissime, mais non pas statique, car traversé de part en part d'un glissement irrépressible au dénouement incertain, dont on suivrait les moments successifs comme les diverses étapes d'une guérison attendue. Mais la guérison de quoi?

JEAN-LUC FAFCHAMPS

NOTICE : Nebmat - Alberto Posadas - 2003

pour saxophone (soprano et ténor), clarinette et trio à cordes
Commande d'Ars Musica

Nebmaat, pour saxophone (soprano et ténor), clarinette et trio à cordes, est, après Pri em ruh (1994) pour orchestre de chambre et Snefru (2002) pour accordéon et électronique, la troisième œuvre d'Alberto Posadas où il exprime sa fascination pour les pyramides d'Égypte. À l'instar du labyrinthe, la pyramide est une organisation dans l'espace aux valeurs symboliques, métaphoriques et psychologiques. Mais pour Posadas, le charme mystérieux de la pyramide vient d'ailleurs: de l'évidence de sa structure et de ses rapports, sans qu'il faille y ajouter le moindre élément anecdotique. Cette approche révèle une attitude dénuée de mysticisme. Dans ces trois œuvres, Posadas se sert des dimensions des pyramides comme de référentiels afin de déterminer les jalons qui lui permettront de contrôler le développement du matériau sonore et de ses paramètres.

Nebmaat est l'autre nom du pharaon Snefrou, dont la figure est associée à la célèbre pyramide rhomboïdale. C'est la première pyramide dont les pentes sont planes, en rupture totale avec le modèle traditionnel de la pyramide à degrés. Elle doit sa structure particulière à une modification des plans de construction en cours de travaux (il a fallu en changer l'angle d'inclinaison, vraisemblablement pour éviter que la pyramide ne s'effondre sous le poids de ses matériaux). Cette intégration de deux rapports de proportions dans une seule et même construction a constitué un incitant supplémentaire aux yeux de Posadas pour utiliser les mesures de cette pyramide dans Nebmaat.

Ce n'est pas la première fois que le compositeur s'inspire des pyramides édifiées au temps de ce pharaon. Cela avait déjà été le cas dans Snefru, où il s'était cependant contenté d'utiliser les dimensions extérieures de la pyramide rouge. Dans Nebmaat, les dimensions extérieures de la pyramide rhomboïdale ont servi de base à la définition des paramètres du rythme et des hauteurs de chaque partie instrumentale. La macrostructure, en revanche, a été déterminée en fonction des couloirs intérieurs de la pyramide. Cette pyramide présente une richesse supplémentaire, puisqu'elle comporte deux entrées, là où la plupart n'en comptent qu'une. On a l'impression que chaque instrument se fraie son propre chemin à l'intérieur de l'édifice: la clarinette et le saxophone suivent des trajectoires parallèles et légèrement déphasées qui correspondent au couloir qui part de l'entrée nord, tandis que le trio à cordes (conçu comme un tout) part de l'entrée ouest. Le résultat est une œuvre en quatre mouvements.

Le premier mouvement débute par des figures rapides des cordes en quarts de ton, rejointes ensuite par les vents. Le deuxième mouvement, qui est aussi le plus long, est plus statique. Les cordes développent une véritable “orchestration” des sonorités présentées par les vents. Ce mouvement peut se diviser en deux parties. Dans la première, Posadas laisse décanter le matériau sonore après lui avoir donné impulsions et effervescence. C'est une partie “horizontale”, fondée sur l'utilisation de multiphoniques longs et tenus à la clarinette et au saxophone. Dans la deuxième partie, ces sons s'entremêlent dans des concentrations toujours plus denses. Le compositeur exploite toutes les possibilités que lui offrent les structures verticales des multiphoniques en les articulant de l'intérieur afin d'obtenir des textures quasi contrapuntiques. Une brève transition nous emmène vers le troisième mouvement, basé sur quatre types de matériaux sonores qui se fondent progressivement les uns dans les autres. Le quatrième et dernier mouvement gravite autour du sol grave du violon et fonctionne comme une coda. Les concentrations s'amenuisent peu à peu pour être finalement réduites à un sillage sonore effilé que traversent de petites incidences, qui sont autant de résumés instantanés de ce qui a précédé.

Traduire une structure spatiale en un axe temporel, tel est l'un des principaux objectifs d'Alberto Posadas. Xenakis avait lui aussi l'obsession de faire “sonner” l'architecture, tandis que Varèse voyait la musique comme des figures géométriques tournant dans l'espace. Posadas s'inscrit dans un mouvement comparable, avec ses propres particularités. Il accorde moins d'intérêt aux effets de masse, par exemple. Il préfère plonger dans la nature microscopique du son. Il en extrait des filigranes finement élaborés (comme le démontre également son intérêt pour les structures et les principes fractals, qu'il a utilisés dans d'autres œuvres) qu'il introduit dans la trame soignée du tissu musical au moyen de micro-intervalles, de figures rapides, de trilles, de trémolos et de multiphoniques. Il n'est plus question ici de tenter un déplacement direct de la construction pyramidale vers l'univers sonore, mais de détourner des données et des rapports afin de donner corps à un organisme musical totalement autonome et indépendant.

STEFANO RUSSOMANNO

NOTICE : The Heart's Ear - Liza Lim - 1997

The Heart's Ear est une commande de l'ensemble Australia. L'oeuvre plonge ses racines dans la musique arabo-musulmane ou turque. Elle témoigne aussi de l'intérêt que je porte depuis longtemps à la poésie soufie et, plus particulièrement, à celle de Jelaluddin Rumi, poète mystique du XIIIe siècle.
 
Cette poésie est gorgée d'images de communion extatique avec le divin. Elle abonde également en références musicales. la relation du musicien à son instrument sert souvent de métaphore à l'idée que les êtres sont des véhicules par lesquels se meuvent les esprits. Rumi décrit souvent l'intimité que le musicien entretient avec son instrument comme un rapport érotique - une relation toute de caresses subtiles, de souffles et de danse des corps.
Dieu prend la flûte du monde et souffle / Chaque note est un besoin qui traverse l'un de nous / Une passion, une souffrance ardente.
Le silence est aussi très présent dans l'oeuvre de Jelaluddin Rumi. Pour lui, le silence n'est pas un état de vacuité, mais une présence au monde, une façon d'écouter avec "l'oreille du coeur" qui nous ouvre à ce que chaque instant peut nous offrir.
 
The Heart's Ear s'ouvre sur un très court fragment d'une mélodie soufie afin d'évoquer cette présence au monde comme une offrande. pour citer un autre poème de Rumi, la mélodie est comme "le chant de l'oiseau dans l'oeuf", merveilleuse image de la naissance, de l'émergence d'une expression prête à s'ouvrir au monde. Cette oeuvre est pour moi une musique qui croît au creux intime de cette mélodie première (qualité intime d'une mélodie seule avec elle-même) et qui, tel le poussin dans l'oeuf, se fraie un chemin vers l'extérieur à petits coups de bec qui se déroulent en une suite d'espaces sonores qui me sont propres.
 

Ce qu'en a dit la presse

Le Soir - 23 mars 2004 - Michel Debrocq
Ars Musica, ou les pigments d'un vitrail de découvertes
A côté de Luc Brewaeys, Claude Ledoux et Jean-Luc Fafchamps étaient également invités par le festival à nous dévoiler leurs partitions. Lors d'un superbe concert donné par Musiques Nouvelles mardi au Marni, Ledoux a séduit tout le monde avec Bell(e)...S : le piano étincelant de Nao Momitani y était entouré par l'écrin d'un ensemble aux sonorités scintillantes et poétiques. Quant à la Lettre soufie de Fafchamps, elle a témoigné d'un sens très abouti de l'instrumentation, sa lenteur un peu obsédante y vibrant de timbres d'une authentique originalité.
 
Sous la direction de Jean Thorel, Musiques Nouvelles y a affirmé un talent digne des meilleurs ensembles s'étant produits cette année à Ars Musica.