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Ramon Lazkano : Mirages et Dialogues

Le 13 mars 2012, l'ensemble Musiques Nouvelles jouait dans son intégralité le cycle Egan du compositeur basque Ramon Lazkano, deuxième opus du Laboratoire des craies, inspiré des travaux du sculpteur Jorge Oteiza (1908-2003). Celui-ci réalisait, à partir de matériaux modestes (craie, papier, fer blanc, plâtre, bois ou liège) des pièces géométriques de petit format, fragiles, instables et étrangement vivantes. Comme nées du mouvement, elles ont porté le compositeur à s'interroger sur la capacité si expressive du fragment, du provisoire et de l'usé, en cinq cycles internes et cohérents: Hatsik (Le souffle), Egan (L'envol), Laiotz (La terre ombragée), Wintersonnenwende (Le solstice d'hiver) et Errobi (Le torrent).
 
Presque un an jour pour jour après l'exécution d'Egan au Studio 4 de Flagey dans le cadre d'Ars Musica, Musiques Nouvelles crée en Belgique à l'occasion du même festival, sa toute dernière pièce, Main surplombe, à partir de poèmes d'Edmond Jabès.
 
La guitare et la voix, d'une force affective puissante («la voix surgit de soi et l'on embrasse la guitare pour la jouer») se mêlent à la flûte, la clarinette, l'accordéon, le piano, les percussions, le violon et le violoncelle. «Cela me permet d'imaginer des alliages imprévisibles, des associations déroutantes qui nous éloignent rapidement du monde matériel et concret, précise Ramon Lazkano. C'est un ensemble mobile qui peut assumer les ellipses et les interruptions presque saccadées et haletantes des poèmes.» Ce travail d'orfèvre, patient et imaginatif, ouvre à l'écoute des chemins détournés vers des portes dérobées, où l'absence soudaine de repères familiers perturbe et éveille l'attention. Entre passages et échappées, fulgurantes disparitions et immédiates présences, émotions soudaines et vivaces, un univers incertain oscille, insaisissable et prégnant, offert pourtant et tendu vers l'autre.
 
Le titre de votre pièce, Main surplombe, vient du poème d'Edmond Jabès, Main douce à la blessure même, extrait du recueil Le sang ne lave pas le sang, lui-même enchâssé dans La mémoire et la main au cœur de Le Sable (1974-1989). Au creux de ces textes gigognes, êtes-vous allé à la découverte d'un secret fertile?
 
Ma pièce ne repose pas en tout cas sur l'idée des poupées russes, ni sur celle de fractales qui se reproduisent à l'infini dans des dimensions différentes. Chacun de ces poèmes est unique, même si tous partagent un même esprit et que Jabès les a classés les uns à l'intérieur des autres. Ce sont deux procédés parallèles, celui de leur classement étant plus mystérieux. J'ai privilégié le poème en lui-même, individuellement, parce qu'il évoque certains aspects de la créativité qui me sont très chers. Le geste et la main mettent en page; ils donnent forme au monde, aussi bien à travers l'acte poétique que par la violence et le désir d'appropriation.
 

A la fin des années 50, le sculpteur basque Jorge Oteiza, parle de la mort de la sculpture. Il se réfugie alors dans la parole en recherchant une étymologie à la langue basque, très fabriquée, extrêmement artificielle et discutable mais si imagée qu'elle le comble. Il écrit des poèmes comme s'il cherchait un dernier refuge à sa créativité, pour essayer de dire à travers les mots ce que les mots ne disent pas.
 

C'est là, peut-être, que nous nous trouvons au croisement de la musique.
 
Cela signifie-t-il que lorsque les mots à leur tour ne suffisent plus, vient la musique?
 

Non, la musique n'est pas le substitut ou la décantation d'une impossibilité. La poésie est musique. La parole est une extension de la possibilité d'imaginer le monde en sons.
 
Votre univers musical semble apprécier les rencontres et les dialogues. Avec Oteiza hier (Le laboratoire des craies), avec Jabès aujourd'hui. Composer, est-ce pour vous une façon d'interroger le monde et de dialoguer?
 
Mon rêve serait que mon propre rapport au monde puisse aboutir à des objets sonores qui, à leur tour, déclenchent chez ceux qui y sont confrontés une forme d'éveil, d'interrogation, de déplacement du sens. Et qu'il en résulte, au-delà de ce que j'aurais pu vouloir exprimer, une forme de communication. S'il existe encore un sens au concept de l'art au XXIème siècle, je suis persuadé qu'il réside dans sa capacité à provoquer un questionnement. Il peut faire apparaître ce qui est insoupçonné, caché ou endormi dans une peinture, un poème, une musique… Nous vivons dans un monde qui, de manière insidieuse, cherche de plus en plus à nous assourdir, nous aveugler, nous rendre esclave ou nous amadouer, en nous faisant oublier notre propre capacité à le questionner.
 

L'art reste pour moi un dernier espace de liberté et de résistance à travers une pensée tendue par l'éveil. C'est là qu'on peut imaginer une rencontre…
 

Paul Celan a écrit: «un poème, c'est une poignée de main». Cette même main, extrêmement présente dans les poèmes de Jabès, comment l'accueillez-vous dans votre musique?
 

C'est un sujet très vaste et parfois ambigu! À l'origine, tendre la main à l'autre était un signe de non-agressionqui signifiait que l'on ne brandirait pas l'épée. Mais au départ était l'agression.
 
La main, cette partie de notre corps qui permet notre extension technologique, est aussi l'instrument de la discrimination quotidienne gaucher/droitier. Par ailleurs, quand je songe à mon enfance, je m'entends penser: «Fais attention à tes mains, tu fais du piano». Il faut les protéger, car elles font parler l'instrument. La main est à l'origine du son. C'est un acte extrêmement fort qu'aujourd'hui encore, je dois vivre au quotidien. Si je ne peux pas dire cependant que ma voix passe à travers l'instrument (je ne suis pas instrumentiste), le contact de la main se décale de manière muette, dans l'acte de composition, sur le papier. J'écris encore à la main. La question ne se pose pas de façon fondamentalement différente si on écrit à l'ordinateur, mais elle m'est, affectivement, un peu plus étrangère.
 

La main, c'est la partie du corps qui se pose sur la table et qui réfléchit. On réfléchit avec la tête, mais c'est la main qui réfléchit à la musique. Elle guide. Quand on écrit de la musique, on essaie d'imposer une volonté à quelque chose qui se rebelle et cherche à poser ses propres règles. C'est l'objet auquel on rêve. La main devient l'intermédiaire. Ce n'est plus notre propre volonté, contrariée. C'est presque une troisième instance. Comme un dialogue à trois, entre le papier, ma main et moi.
 

Quand j'ai lu Jabès, ce qui m'a immédiatement sauté aux yeux, au-delà des aspects de la réalité agressive du monde, c'est la violence que l'on se fait à soi-même à travers l'acte d'écriture. Ce qui est étonnant, c'est la simplicité de son énoncé, qui n'est jamais baroque, alambiqué, ou tordu. La grammaire est directe aussi. Il n'y a pas d'ellipses ni de subordonnées complexes… et en même temps, Jabès parvient à bâtir un monde étrange, décalé et extrêmement puissant.
 
Nourri de réalité très concrète…
 
J'aime beaucoup cette manière d'écrire.
 
Elle est très proche de l'écriture orientale.
 
Il s'est acheminé vers cela, en effet. Ses premiers poèmes sont plus longs, presque narratifs. Il a ensuite travaillé les aphorismes et les questionnements. J'aime en poésie la brièveté d'une langue qui peut en deux ou trois vers enfermer tout l'univers. Même si, par ailleurs, me fascinent les romans capables de nous immerger dans un lieu qui nous imbibe, nous accapare. On finit par y respirer naturellement à travers la vision et la générosité d'une autre intelligence que la nôtre. Peut-être suis-je un homme d'extrêmes… On avance avec la mémoire dans de tels romans, multiples et foisonnants; avec un poème, nous quittons cette traversée narrative pour capter l'essence de ce même univers. Un poème suffit à des jours entiers; c'est une illumination.
 
Vos propres œuvres, telles Egan ou Lurralde explorent ces éclats de l'âme. On y ressent aussi le vide et le plein, la creusée de la matière et son éparpillement fragmentaire. Eduardo Chillida, ce sculpteur basque qui a illustré d'estampes La mémoire et la main de Jabès, a écrit ceci: «La forme se dessine toute seule en fonction de cet espace qui fabrique sa demeure à la façon d'un animal qui sécrète sa coquille. Comme cet animal, je suis un architecte du vide.» Vous reconnaîtriez-vous dans cette image?
 

J'aime beaucoup cette formulation. Je conçois qu'un sculpteur puisse penser à l'objet qu'il crée comme à un solide, le non-solide étant du vide. Pour Oteiza cependant, le vide était une utopie. Il existe encore moins en musique. Ou alors, serait-il cette partie du son que l'on croit percevoir et que notre attention manque? La formulation de Chillida n'est en tout cas pas applicable au son. On ne peut pas toucher le son, éventuellement peut-on le sentir physiquement, sous de basses fréquences à grande amplitude. Il bat dans notre corps.
 

Un musicien travaille une matière qu'il ne peut saisir avec les mains. Le vide est donc psycho-acoustique, psychologique ou spirituel. Ou bien est-il un mirage. J'aime cette idée. Le vide est un mirage. On peut croire entendre des choses qui ne sont pas là, ou au contraire ne pas percevoir des choses produites sous nos oreilles… De ce point de vue, le concert reste le seul endroit où la musique a vraiment lieu.
 

Dans Lurralde, comme dans plusieurs de mes pièces, de tels mirages se produisent: un geste laisse croire qu'on a entendu un son, puis on entend sans comprendre un son que n'accompagne aucun geste visible. Un ami très cher m'a dit: «On entend avec les yeux», et je lui ai répondu «de la même manière qu'on voit à travers les oreilles», car c'est dans les oreilles qu'on possède l'équilibre et la sensation d'espace. Chez les humains, la vision est frontale, alors que la perception de l'espace se fait à travers la détection de la réflexion du son. Nos oreilles nous indiquent ce qui se passe derrière nous. Notre cerveau peut reproduire des perceptions sonores acquises, mémorisées, qui ne font pas partie d'une réalité physique à un moment donné. Le cinéma en a beaucoup joué. On peut percevoir un son par son absence, comme celui du frigo qui brusquement est tombé en panne.
 

C'est ici que l'on peut bâtir une forme de vide (qui ne serait ni physique ni sonore): dans cette disparition de la connexion entre ce qu'on devrait ou ne devrait pas entendre et ce qu'on devrait ou ne devrait pas voir.
 

Jabès a écrit: « J'ai pensé la limite et trouvé l'illimité, / J'ai pensé l'illimité et trouvé la limite. /L'apesanteur aurait-elle une image?» L'apesanteur aurait-elle un son, sinon une musique?
 

Je pense! La légèreté de la musique de Mozart réside dans la fluidité de ses proportions étonnantes et si étrangement parfaites. Au contraire la grosseur du son d'une masse instrumentale peut donner un sentiment de lourdeur. Prenons alors le cas étrange de Bach qui peut assumer les deux en même temps avec génie: comment peser et en même temps être léger?
 

Mon imaginaire perçoit dans certaines musiques dont la réalisation me paraît parfaite, une fin de ligne «légère», comme l'aboutissement d'un équilibre miraculeux et très lumineux, malgré la douleur qui peut les habiter. Mozart, Chopin, Ravel… Une lignée qui m'est chère et proche. Dans d'autres musiques tout aussi troublantes, l'apesanteur se révèle comme une forme d'immobilité, non qu'elle ne soit pas mouvante, ne miroite ni ne vibre dans le temps qu'elle dure. Même si elles sont intenses, elles flottent, sans être ancrées, ni s'attacher à la terre.
 

J'aime la légèreté.
 

Propos recueillis par Isabelle Françaix – mai 2012 – Paris

Photos : Olivier Roller, Isabelle Françaix. Télécharger les photos.