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Denis Bosse : Rêves sonores - Entretien Isabelle Françaix - décembre 2010 - Bruxelles

Né en France en 1960, Denis Bosse étudie au Conservatoire de Bordeaux et, passionné par la recherche, suit les cours d'été de Darmstadt et du Centre Acanthes. En 1989, Jacqueline Fontyn l'invite dans sa classe de composition, à Bruxelles. Ensuite il travaille avec Frederic Rzweski à Liège. Ces rencontres sont décisivescar il s'installe alors définitivement en Belgique. Aujourd'hui, il évoque en souriant sa Belgique postnatale: J'ai fait une psychanalyse qui m'a ancré ici, ainsi que des rencontres musicales chaleureuses…Les connivences musicales lui sont chères, à l'origine d'un cycle musical ouvert: Lettre à lettre qui, nous confie-t-il, peut s'entendre aussi comme Pas à pas.
 

Denis Bosse, la forme épistolaire est le plus souvent un genre littéraire prisé des romantiques, qui oscille entre réalité et fiction, comme une reformulation de soi vers l'autre. Êtes-vous un romantique?

Le romantisme n'est pas du tout à l'origine de mes lettres en tout cas! Il faudrait plutôt la chercher dans la psychanalyse. Lorsque j'éprouve des sentiments forts à l'égard de personnes ou d'événements, je suis souvent traversé d'émotions que je ne sais pas exprimer autrement que musicalement.

En l'occurrence, quelle connivence vous lie à Jean-Paul Dessy à qui vous dédiez une lettre dans le cadre du concert Une Belgique multisonore?

C'est une très longue histoire… Je pourrais vous parler de mon admiration pour le musicien et de mon amitié pour l'homme. Mais il me serait difficile d'exprimer tout cela avec des mots, sinon je n'écrirais pas cette lettre musicale. Jean-Paul est un ami de très longue date; il m'a toujours témoigné beaucoup de sincérité. Ce qui est rare et précieux. Je lui en suis très reconnaissant. Une des premières pièces que j'ai composées en Belgique était un quatuor à cordes qui lui était destiné. Puis, je lui ai dédié un grand solo pour violoncelle et un concerto. Cette lettre est aussi une histoire d'amitié avec le merveilleux corniste Denis Simándy qui en sera l'interprète.

Un destinataire explicite modifie le contenu d'une pièce musicale et lui ouvre un chemin. Écrire une lettre est plus léger que composer une Œuvre. C'est pour moi comme une ruse avec l'inconscient, qui permet de contourner des exigences un peu trop surmoïques parfois. Mon écriture en devient plus libre et plus fluide.

Par ailleurs, comme le suggère Edgar Allan Poe dans sa célèbre métaphore de La lettre volée, qui appartient selon moi aux fondements de la littérature moderne, avant qu'une œuvre d'art soit reçue par son destinataire, elle est détournée…

Marie Bonaparte, Jacques Lacan et Jacques Derrida ont analysé ce parcours symbolique de l'œuvre d'art tel qu'il est figuré dans La lettre volée. Poe raconte le parcours d'une lettre compromettante envoyée par un Duc à une Reine et dérobée, falsifiée, cachée par un ministre maître chanteur. Seul Dupin, le détective, qui cherche cette lettre là où elle est mise en évidence la retrouve et permet qu'elle soit restituée à la Reine. La lettre suit donc de nombreux détours avant de parvenir à destination.

C'est en partie cela qui m'intéresse en écrivant des lettres musicalesadressées: elles doivent être d'abord entendues par le public pour parvenir à leurs dédicataires.

Qu'est-ce qui chez vous suscite l'écriture?

Le désir, le plaisir, le manque. Car il y a toujours une part d'abouti et d'inabouti, du «réussi» et du «raté» dans la réalisation d'une œuvre… qui donnent envie de poursuivre et de recommencer. Ensuite, beaucoup de choses peuvent influencer la nature de l'œuvre. Je suis assez éclectique. Ce peut être par exemple un défi d'ordre technique… J'écris aussi des Lettres aux sons du monde qui sont une sorte de recyclage écologique des sons. Nous sommes énormément agressés par les sons environnants et j'aime parfois les recontextualiser. Comme par exemple, mon duo Alarmes à propos des alarmes et des sirènes…

Utilisez-vous des sons concrets?

Non, je m'inspire des paysages sonores. Je puise aussi dans la littérature. J'ai le projet d'un opéra de chambre à partir de La lettre volée… Chaque écriture est un monde en soi. Parfois, il n'y a rien au départ, aucune idée, et c'est dans l'acte même d'écrire que quelque chose de sonore et de temporel apparaît sans que je comprenne d'où cela est venu. C'est comme un état second, un rêve sonore éveillé.

Pourrait-on vous définir comme un explorateur de l'inconscient?

Oui, comme un explorateur à l'écoute des rêves sonores! Et pour moi, c'est vraiment le contraire du romantisme! Le romantique en moi s'est exprimé dans ma psychanalyse ce qui m'a permis d'accéder à autre chose de radicalement non romantique dans la création.

Évoquez-vous une sorte de traversée du silence pour arriver à un autre langage, souterrain?

Dans mon cycle des Champs de l'inaudible, j'ai travaillé sur l'écoute: en quoi l'écoute concerne-t-elle un compositeur dans son écriture? Comment la susciter et la mettre en évidence? Ecouter en pleine conscience de son écoute, écouter écoutant, l'écoute de l'écoute, c'est cela le silence…

Pensez-vous au public lorsque vous écrivez?

Qu'est-ce que respecter un public? Je pense que ce n'est pas toujours lui donner ce qu'il attend… mais être soi-même dans la plus grande sincérité possible. Ce qui est très difficile. Quand suis-je vraiment moi-même, sans me laisser influencer par des esthétiques ou la peur de ne pas être aimé?

La musique a-t-elle pour vous un sens?

Un message?

Oui, une signification, par exemple…

Parfois oui. Symboliquement, ma musique peut prendre certaines formes qui, pour l'occasion font sens.

Dans ce cas, est-elle aussi un moyen plutôt qu'une fin en soi ?

J'aurais besoin de quelques années de psychanalyse supplémentaires pour répondre à cela! C'est une question qui m'échappe intérieurement, que j'ai du mal à cerner… La musique est un moyen d'expression, et c'est celui que j'aime pour m'exprimer. Elle ne me semble pas être une fin, sinon la vie serait une œuvre d'art, ce qui pour moi n'a pas de sens. Sinon, une œuvre vise-t-elle un but? S'il est fugitif, parfois oui! Je crois beaucoup à la quotidienneté. Je travaille chaque jour et je souhaiterais, dans l'idéal, que cela soit indépendant des contingences extérieures et simplement une réponse à ce que j'ai envie de faire.

Sans être religieux, je me sens proche de la démarche quotidienne de Jean-Sébastien Bach. Si je n'étais pas artisan, en ce sens que je travaille tous les jours, je ne pourrais pas être compositeur. Je fais en tout cas de la musique comme je respire, et ne peux l'envisager autrement.

Vous enseignez la pédagogie, l'écriture et la composition à Bruxelles, Mons et Cergy-Pontoise. Considérez-vous l'enseignement comme une mission?

Ça ne m'était jamais venu à l'esprit! Je vois plutôt l'enseignement de la composition comme un partage ou une transmission. Il s'agit d'un échange avec des jeunes parfois si talentueux que l'on est ébahi de leur détermination et de leurs idées. Ils ont besoin d'un autre regard, simplement. Etre compositeur ne s'apprend pas. Composer vous prend et vous le faites.

La technique, c'est la pensée et la confrontation au réel. Evidemment, la musique doit être jouable. Mais ce qui est possible à jouer est parfois inimaginable. On rencontre des interprètes hors norme.

Sur une arche musicale hypothétique, quelles œuvres sauveriez-vous?

Du Stravinsky… Des cantates de BachLes Noces… J'aime beaucoup Gérard Grisey, sans être épris de musique spectrale, car il mêle l'irrationnel au rationnel… Xenakis aussi m'a beaucoup influencé. A ses débuts, la démarche à ses yeux était plus importante que le résultat… Cette forme de pensée, par la modalité et l'épaisseur, m'intéresse. J'ai beaucoup admiré le travail sur l'écoute de Luigi Nono et de Lachenmann, même si je ne me sens pas proche de leurs esthétiques. Et puis aussi Laborintus II de Berio. Mes choix se rattacheraient davantage à mon vécu qu'à des critères culturels. Je ne suis pas un analyste.

Photos : Bénédicte Brouillard. Télécharger les photos.