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Jean-Luc Fafchamps : Utopiste éclairé - Entretien Isabelle Françaix - Décembre 2010 - Bruxelles

Entre l'écriture des Lettres soufies, après les explosifs Back to the Pulse, Back to the Sound et Street Music, Jean-Luc Fafchamps laisse décanter désir de sérénité et colère contre un monde qui ne tourne plus rond. Avec une fougueuse sincérité, le compositeur belge qui est aussi professeur d'analyse musicale au Conservatoire de Mons, s'interroge sur les valeurs utopiques de la composition. Jean-Luc Fafchamps n'imagine pas écrire sans cette force vive, aussi bien physique, intellectuelle et spirituelle, qui préserve de l'imposture et donne un sens à la création. En 2011, toutes les 4”… est un titre bien mystérieux qui semble suspendre une révélation et Jean-Luc Fafchamps nous confirme qu'il s'y cache un effet dramatique. S'agit-il pour autant d'une pièce engagée?
 

En 2011, toutes les 4”… Cette pièce porte un titre bien mystérieux qui semble suspendre une révélation.

Exactement. Il s'y cache un effet dramatique.

Il s'agit donc d'une pièce engagée?

Mon travail oscille depuis des années entre le grand cycle des Lettres soufies et le désir d'écrire une musique qui s'inscrive dans un engagement citoyen… Foncièrement, je ne crois pas que la musique puisse être engagée par ses ressources propres sans être le résultat d'une mise en scène; ce qui pose la question de la sincérité et de la préméditation. Peut-être est-ce dangereux et critiquable mais cette utopie m'interpelle, à côté du cycle purement sonore et spirituel des Lettres soufies - Grand Œuvre existentiel - pour ne pas m'abstraire complètement dans une tour d'ivoire.

En 2011, toutes les 4”… est né d'un choc émotionnel que je voulais partager de façon tonitruante. J'avais pensé l'écrire pour un orchestre symphonique mais l'occasion ne s'y prêtant pas, j'ai eu l'idée d'un solo de percussions avec «coup de théâtre» final.

Puisque le public ne saura pas clairement de quoi il retourne avant la fin de la pièce, cela veut-il dire que la musique est censée porter l'émotion qui a initié son écriture?

Notre lien social passe par l'émotion, au-delà de notre conscience intellectuelle des faits qui nous entourent. Cependant, si la musique est émouvante, les émotions qu'elle suscite – fort heureusement – ne sont pas directement reliées aux faits du monde réel. Ici, par le biais d'une stratégie théâtrale, d'un artifice, les auditeurs seront conduits à prendre subitement conscience d'un sens jusque-là tu. Ainsi, plutôt qu'objectif ultime, à la manière dont l'envisageaient les Romantiques, l'émotion est mise en perspective dans l'espoir de renvoyer chacun à une prise de conscience de sa propre responsabilité.

Si Pierre Quiriny, le percussionniste, révèle finalement quelque chose au public, s'agit-il d'une émotion rétrospective ?

Oui, sans doute, bien que je mette aussi tout en œuvre pour qu'il se dégage de la musique par elle-même une émotion de type esthétique, prospective celle-là. J'écris la pièce sous l'influence de certaines pièces de Xenakis, comme Rebonds. La jouer plus rapidement que le tempo indiqué sera difficilement possible. Cependant, elle est conçue pour pouvoir être jouée plus lentement. J'espère, pour tout dire, qu'on la jouera plus lentement l'année prochaine, et ainsi de suite…

C'est donc une pièce évolutive?

En ce sens, tout à fait ! Elle est habitée par un récit. Paul Ricœur prétend que le propre de l'homme n'est pas le rire (puisque certains gorilles et dauphins rient aussi) mais le récit. J'espère qu'une fois le récit élucidé, la pièce gardera un intérêt. Et qu'elle sera écrite indépendamment de ce sens déterminé comme une bonne pièce pour percussions solo. C'est l'enjeu. Il ne s'agit pas de dissimuler une aporie artisanale derrière une vague idée d'engagement.

C'est aussi une expérience car j'aimerais pouvoir commencer un nouveau cycle de pièces solo «engagées». On écrit souvent pour un public idéal qui n'existe pas, un autre soi-même – ou simplement un Autre - qui serait un auditeur attentif! Ce public-là est différent d'un public réel inscrit dans une citoyenneté, et si on le laisse trop faire, il peut conduire à l'autisme.

Après une période très intéressante de repli scientifique de la musique sur elle-même – avec ses qualités et ses limites – il est temps de s'adresser aux gens. Des artistes qui viennent du jazz et du rock le font déjà de façon plus immédiate (et parfois narcissique en utilisant leur renommée), sans les outils de la musique «savante» qui aident à préserver une certaine distance.

Comment concilier l'engagement, l'art et l'artisanat?

Il est facile de se retrancher derrière la question de l'artisanat pour cloisonner les différents genres musicaux. Par ailleurs, il serait naïf d'embrasser avec une conviction non réfléchie l'idée générale que la musique est universelle et parle à tous. La musique ne dit rien ou peut tout dire. L'artiste cependant vit aussi dans la société et j'ai senti que si je n'avais pas envie de faire de la politique au sens strict, je ne pouvais plus «me taire»…

Qu'est-ce qui fait que l'artisan devient un artiste?

On a fortement sacralisé la question de l'artiste dans notre civilisation, comme si dans certaines activités humaines moins directement utiles que d'autres, le fait de ne pas se contenter de faire comme on a appris était particulièrement significatif. Dans toute activité, on peut être dans l'automatisme ou dans l'humanité. Ce qui implique qu'on engage quelque chose qui dépasse les contraintes qui nous ont été fixées et nous mette davantage en question. En essayant d'être artiste, je vise un monde où l'être humain dans n'importe quelle activité pourrait engager quelque chose qui le mette en question mais aussi le réalise. Je pense que l'artiste réalise l'artisan en tant qu'être humain.

A partir du moment où l'on tente de se surpasser, on essaie d'être artiste. Ou d'être humain. Je ne fais pas de différence. C'est peut-être plus difficile dans certains métiers; je trouve d'ailleurs que le cloisonnement du travail fait le malheur de l'Humanité.

Le sens de la responsabilité oriente-t-il l'artiste?

Je crois que l'émotion et le sens de la responsabilité nous humanisent. Et peut-être le récit. Ce qui est anti-déconstructiviste! Foncièrement d'ailleurs, dans ma manière de travailler, je me sens dans le récit et dans l'enthousiasme d'une action à mener maintenant et à tout prix. Mais je ne voudrais pas non plus avoir l'air d'un curé qui porte sa croix! Je n'envisage pas tout cela sans une certaine ironie: je vois bien qu'il s'agit de mon propre défi à la mort: Les Lettres soufies, 28 pièces annoncées, 10 ans pour les 14 premières. Ce constat m'amuse aussi. C'est dans la prise de distance avec ce que je viens de faire que je retrouve l'enjeu et la force de continuer.

Quand j'observe sur moi-même combien l'émotion a pu prendre, en particulier dans mon propre travail, j'en souris immédiatement. On ne peut pas occulter le divertissement: si nous jouons une pièce «responsable» qui ennuie tout le monde, on rate notre coup. Il faut donc «saisir» le public mais sans «mentir», sans séduire avec veulerie dans le but de convaincre sur de mauvais enjeux… On ne peut donc pas faire le détour de la responsabilité et d'une certaine distance critique.

Lorsqu'on commence à «façonner», à «manipuler» l'émotion, même au sens artisanal, l'on devient apprenti-sorcier. On est donc responsable. De ce fait, j'essaie de garder une certaine distance. Et quand ça marche, cette émotion me fait rire. L'émotion la plus pure est celle qu'on atteint en se détachant. Elle prend une valeur unique et universelle.

Quels sont vos projets sur cette ligne double qui vous mène entre les Lettres soufies et des œuvres plus «engagées»?

Les Lettres soufies sont un centre un peu décalé en dehors duquel j'ai beaucoup écrit des pièces contemporaines d'une douzaine de minutes. J'ai envie aujourd'hui d'attaquer des formes différentes, plus courtes et plus longues. En 2011, toutes les 4 secondes… fait partie de ces pièces au format plus court du point de vue formel et plus dilaté sur le plan temporel. Ce sont des icônes plus ramassées, pour «passer mes nerfs»!

A côté de cela, j'écris des pièces plus longues: un projet avec Stephane Ginsburgh de piano-percussion, au-delà du piano préparé à la Crumb ou à la Cage. Le rêve de Bartók avec un seul instrumentiste. Ce sera une pièce plus apaisée. J'ai aussi une grande commande pour Ars Musica 2012 avec l'Orchestre National: une des Lettres soufies. J'y traiterai différemment toutes les idées qui ont émané des précédentes. C'est quasiment une esthétique anti-cubiste: au lieu de voir toutes les facettes dans une même œuvre, il s'agit plutôt de voir dans toutes les œuvres des facettes identiques.

Je continue à travailler sur le rythme, l'énergie rock et une forme de groove, dans mes pièces pour piano…

Le passage d'un genre à un autre vous semble aujourd'hui plus évident, dirait-on?

Auparavant, je m'enfermais dans un genre - ou plutôt alternativement dans des genres étanches -, par inquiétude. Je me décloisonne… ne trouvant pas de réponse intellectuelle au cloisonnement. C'est une responsabilité que j'ai abandonnée car elle n'était pas juste pour moi!

 
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.