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Sonido Trece - Hommage à Julian Carrillo

 

David Nunez, violon solo - Élise Gäbele, soprano - Berten D'Hollander, flûte - Ernestine Stoop, harpe en 16e de ton - François Haag, contrebasse - Hughes Kolp, électronique - Quatuor Tana
Jean-Paul Dessy, direction musicale
Stephen Shank, récitant
Lettre de Julian Carrillo écrite par Isabelle Françaix
 
Sonido Trece, « le treizième son », rompt avec la traditionnelle échelle chromatique des 12 sons. À 20 ans, en 1895, le compositeur mexicain Julian Carrillo découvre entre le sol et le la de la quatrième corde de son violon seize sons différents ! Le premier seizième de ton ascendant est donc baptisé « treizième son ». Cet événement marque les débuts de la musique infrachromatique, composée de micro-intervalles, autrement dit de notes qui ne figurent pas sur un piano classique. Puisque la gamme compte 7 notes et que 16 sons séparent chacune d'entre elles, Carrillo dénombre 96 intervalles musicaux jamais imaginés !
 
A la même époque, dans les années 1920, le Français d'origine russe, Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) explore les arcanes de la musique ultrachromatique (littéralement : "au-delà du chromatisme"). Les démarches de Carrillo et de son contemporain se rejoignent : Wyschnegradsky partant du continuum sonore et Carrillo du plus petit intervalle qu'il ait pu percevoir. S'il codifie son système dès 1920, celui-ci ne pourra être mis en pratique sur des pianos appropriés qu'en 1958 où quinze prototypes sont exposés à l'Exposition Universelle de Bruxelles. Il fut cependant l'un des premiers à écrire en quart, tiers, huitième et seizième de ton comme en attestent ses pièces Preludio a Colón pour petit orchestre (1922), 3 Columbias pour orchestre (1926-30), Fantasia Sonido 13 pour petit orchestre (1931), Horizontes (1950), et son Preludio 29 de Septiembre pour piano (1949) en trentièmes de ton !
 
Passionnante sur le plan sonore et résolument pionnière, étrange et envoûtante, la musique de Julian Carrillo reste fidèle aux formes esthétiques postromantiques et garde de fortes résonances tonales puissamment émouvantes.
 
Dans cette mouvance créative mexicaine née de Julian Carrillo, Rogelio Sosa se définit comme un artiste du son : ce jeune compositeur né en 1977 à Mexico se passionne pour la musique électronique expérimentale, l'improvisation et la métamorphose des bruits, interrogeant les combinaisons contrastées du corps et du son.
 
"Trama pour violon solo, quintette à cordes et bande électronique cherche à relier les caractéristiques propres des instruments à cordes avec les possibilités de manipulation morphologique de l'électroacoustique. Le violon est à la fois le fil et l'aiguille qui unifient ces deux mondes indivisiblement nourris l'un de l'autre." Rogelio Sosa
 

Programme

Au fil du concert, une lettre fictive de Julian Carrillo adressée au public est lue par un récitant. (Texte : Isabelle Françaix)
 
* Casi Sonata en cuartos de tono (1930, rév. 1960) : 18'
- Poco lento, como improvisando
- Lento Solemne
- Allegro Agitata
 
* Cuarteto 1 en cuartos de tono (1903) : 23'
 
*Trama, création mondiale de Rogelio Sosa, pour violon solo, quintette à cordes et électronique : 10'
 
* Preludio a Colon (1920) : 9'

Podcast

Sur le site de Musiq3 : un petit clic ICI vous conduira à l'émission Les Classiques de demain, d'Anne Mattheeuws. Elle y invitait Jean-Paul Dessy le 17 février à 22h00 pour évoquer l'itinéraire musical de Julian Carrillo.

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Lettre imaginaire de Julian Carrillo

Bonsoir à tous qui êtes venus écouter et peut-être découvrir Julian Carrillo. Cette lettre de lui me semble bien vous être destinée…
 
Cher public bruxellois, chers amis de Belgique,
 
Merci de votre présence, merci d'être toujours là, quarante-cinq ans après ma mort, bienveillants et insatiables de musique. Je suis si ému de me retrouver devant vous aujourd'hui, joué à mon tour sur la scène du Conservatoire Royal de Bruxelles! Un siècle s'est écoulé depuis mon premier séjour dans votre pays si cher à mon cœur… J'étais alors un jeune Mexicain exalté qui venait de terminer ses études au Conservatoire de Leipzig. J'avais 28 ans quand Eugène Ysaye me recommanda au meilleur chambriste de sa classe, le professeur Albert Zimmer. Ce grand homme, amoureux des sons et perfectionniste, affina mon art du violon au Conservatoire de Gand.
 
Savez-vous que j'ai habité la Belgique pendant plus d'un an lors de mes études? J'ai même logé dans une maison à Schaerbeek! Je me suis assis bien des fois à votre place… A présent, c'est un honneur d'être joué ici à mon tour, un honneur et un immense bonheur.
 
Asi es la vida…: «C'est la vie…», disent les Indiens du Mexique, mes ancêtres. Nous ne sommes que venus dormir, nous ne sommes que venus rêver! Est-il vrai, est-ce possible que nous soyons venus sur la terre pour y vivre? Ainsi que l'herbe à chaque printemps, nous nous transformons: Elle reverdit, elle jette ses bourgeons, tout comme notre cœur. Si la vie est un songe, c'est en rêvant que nous nous approchons des secrets de la réalité. Mon rêve à moi s'est toujours accompli dans la musique et s'y poursuit encore, bien au-delà de mon passage ici bas.
 

Les murs familiers du Conservatoire réveillent en moi des souvenirs riches et intenses qui justifient toutes les luttes, les orages et les tourments que j'ai pu affronter, indubitablement convaincu que mon destin était lié à la musique.

Je me revois en 1958 à l'Exposition Universelle de Bruxelles, entouré des quinze «pianos métamorphosés» que j'avais fait construire en Allemagne. Le premier en demi-tons, le deuxième en tiers de ton et ainsi de suite jusqu'au quinzième en seizièmes de ton! J'avais 83 ans et j'obtenais aux yeux du monde la Grande Médaille d'Or, décernée «pour la haute valeur culturelle qu'une œuvre offre à l'humanité»! Alors que le gouvernement mexicain avait décidé à la dernière minute de ne pas présenter mes pianos dans le Pavillon du Mexique pour l'absurde raison que leur facteur était allemand, comment ne pas remercier avec chaleur la Belgique qui offrit in extremis de les exposer au Palais Royal? Le 8 novembre qui suivit, plusieurs de mes œuvres furent jouées devant la Reine Elisabeth qui eut la gentillesse de donner un banquet en mon honneur en son Palais de Laeken. D'éminentes solistes y interprétèrent quelques-unes de mes pièces: la violoniste Gabrielle Devries, la violoncelliste Reine Flachot, la harpiste Monique Rollin et ma propre fille Lolita Carrilloqui avait très souvent donné des concerts à Mexico sur mes pianos en tiers de ton ! Quelle consécration, au bout de 63 ans de recherche acoustique passionnée, d'être reconnu ainsi par mes pairs!
 
Je compte 63 ans car j'avais tout juste 20 ans en 1895 quand je fis une expérience qui allait changer le cours de mon existence et certainement celui de la musique.
 

Cinq ans plus tôt, j'étais entré au Conservatoire National de Mexico. J'avais 15 ans. Naturellement doué, j'avais appris le violon assez librement à San Luis Potosi où je jouais dans l'orchestre de mon premier professeur, le bon Flavio Carlos, qui m'avait pris sous son aile depuis mes 7 ans, dès la chorale de l'église d'Alhualulco, mon village. Je composais souvent quelques petites pièces pour ses musiciens, et les dirigeais parfois. Mais j'étais totalement ignorant des notions de base de la musique acoustique. Jusqu'alors, j'avais fait exclusivement confiance à mon oreille et mon intuition. Les cours de Francesco Ortega au Conservatoire National de Mexico furent une révélation!

Savez-vous qu'en bloquant une corde en son milieu de la main gauche, on obtient en la pinçant de la main droite (ou en la frottant avec l'archet) une fréquence double (c'est-à-dire d'une octave supérieure) à celle d'une corde laissée libre?
 
Cependant, je ressentais le besoin d'aller plus loin: pourquoi devrait-on s'en tenir à sept notes et cinq demi-tons? Entre les douze sons de la gamme tempérée, il existe bel et bien des nuances sonores, comme entre les couleurs fondamentales de l'arc-en-ciel se devinent de subtils dégradés… Les musiques traditionnelles l'ont toujours su, même sans ériger cela en système. C'est là le privilège d'un instrumentiste à cordes: un violoniste peut passer d'une note à l'autre par un léger glissando sans suivre la justesse établie depuis Jean-Sébastien Bach sur nos claviers occidentaux. Il existe aussi, et le violoniste l'éprouve en jouant, une justesse expressive qui dévoile entre les notes des sons inouïs. Là où mes professeurs entendaient une erreur, je percevais une nouvelle possibilité artistique.
 
L'artiste et le scientifique le disputant toujours en moi, il me fallait trouver un système qui convainque les académiciens et rende grâce à l'infinie beauté de la musique. Le 13 juillet 1895, j'eus l'idée de partager la quatrième corde de mon violon entre le sol et le la en la pinçant avec la lame effilée de mon couteau. Et parce qu'une lame est infiniment plus précise qu'une souple et douce pression du doigt, j'ai découvert 16 sons! Seize sons clairement différents dans l'intervalle d'un seul ton!
 
Vous imaginez mon émoi! A 20 ans, je foulais un nouveau territoire sonore! J'étais l'inventeur d'un monde vierge, j'entrais à l'intérieur du son! Et cet univers que j'avais toujours confusément pressenti renouait avec un savoir archaïque, issu d'une logique bien antérieure à celle du chemin occidental de la tonalité, celui qui nous conduit du système modal au clavier tempéré… Tourné vers l'avenir, un espace inexploré s'échappait de l'imaginaire occidental en dévoilant de nouvelles échelles sonores.
 
Il me fallait lui trouver un nom. Je l'appelais El Sonido Trece, «Le Treizième Son». Le chiffre 13 sonnait comme une échappée magnifique car il poussait l'imagination et l'écoute plus loin encore que le fameux chiffre 12 des 12 sons! Il était bien plus que le premier seizième de ton ascendant entre le sol et le la de la quatrième corde du violon. Au-delà de toute volonté théorique, il nous ouvrait un monde musical dont la logique organique appartenait à la nature même du son et à ses métamorphoses…
 
Pour un violoniste, le quart de ton est une évidence naturelle; il suffit de se laisser porter par elle, par ce désir sonore toujours inassouvi qui aiguise notre écoute. Cette nécessité intérieure, les sons la délivrent. Car la musique mène l'écoute…
 
*
 

Le village où je suis né, Alhualulco de l'Etat de San Luis Potosi au Sud-Est de Mexico, s'appelle aujourd'hui, depuis un décret gouvernemental de 1933, Alhualulco del Sonido Trece: «Alhualulco du Treizième Son».

J'y suis né le 28 janvier 1875, dix-neuvième et dernier enfant de don Nabor Carrillo et doña Antonia Trujillo de Carrillo. Nous étions des Indiens, des fils du continent, et vivions de la terre. Nous n'étions pas riches et je n'avais pas cinq ans à la mort de mon père. Je suis fier qu'une rue d'Alhualulco del Sonido Trece porte son nomet qu'une place honore celui de ma mère. Si d'aventure un jour, vous vous promeniez dans ma ville, vous découvririez aussi la rue Léopold Stokowski, mon grand ami qui dirigea et défendit ma musique dans les plus grandes villes des États-Unis, de Washington à New-York, de Houston à Mexico. Vous vous arrêteriez peut-être dans la rue Rimsky-Korsakov qui, hautement intéressé par mes recherches, en fit part au Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Je voudrais citer encore la rue Flavio Carlos, mon premier et cher professeur, et celle du Groupe du Treizième son, en hommage à mes étudiants qui participèrent au concert historique du 15 février 1925 où fut entendue pour la première fois une œuvre en seizièmes de ton…
 
La liste des rues et artères qui racontent l'histoire de ma vie est longue encore, bien que cette reconnaissance ne fût pas toujours de mise. Aujourd'hui une statue à mon effigie regarde les deux tours de l'église, celle-là même pour la réfection de laquelle à 6 ou 7 ans, à la sortie de l'école, nous étions quelques gamins à ramener de la rivière du sable et des pierres…
 
Je me souviens clairement de ce vendredi 22 mai 1885 où je quittais le village à l'aube, juché sur un petit âne, accompagné de ma mère et de mon frère Maximiano, pour traverser les montagnes vers la capitale de l'Etat, San Luis Potosi où m'attendait Flavio Carlos. Je devais y suivre en deux ans l'apprentissage d'un «choriste», titre magnifique que Jean-Sébastien Bach avait anobli à l'église Saint Thomas de Leipzig 150 ans plus tôt, avant de pouvoir rentrer chez moi. Il fallait 14 heures à l'époque pour traverser ces 32 km. Je ne les parcourus jamais en sens inverse. A 10 ans, j'allais à dos d'âne en marche vers mon destin.
 
A 15 ans, j'entrais au Conservatoire National de Mexico. J'avais 23 ans quand le Général Porfirio Diaz, président du Mexique, s'enthousiasma pour mes talents de violoniste tandis que je jouais aux cérémonies de remise des diplômes. Or la maladie m'ayant affaibli toute cette année 1898, je ne pouvais passer les examens ni recevoir de titre. Afin de réparer cette injustice, Porfirio Diaz m'octroya une bourse destinée à financer mes études au Conservatoire de Paris. Trop âgé pour y être accepté, j'obtins la permission d'étudier à celui de Leipzig.
 

Rétrospectivement, il est clair que ce second choix fut très sage. Au Mexique à l'époque, nous aimions imiter l'opéra italien et appréciions la musique française mais nous ignorions tout de la tradition allemande! J'étudiais la composition avec Salomon Jadassohn, le violon avec Hans Becker, la direction avec Artur Nikisch et Hans Sitt. Je devins Concertmaster au Gewandhaus Orkestra. En 1902, je dédiai ma Première Symphonie à Porfirio Diaz. Elle vibrait encore d'un profond classicisme romantique, tant j'adorais Johannes Brahms! Mais elle fut la première symphonie à être écrite par un compositeur mexicain et jouée en Allemagne par un orchestre allemand sous la baguette d'un Indien du Mexique!

Sans doute, comme il me le fut reproché, n'ai-je pas participé à la renaissance de la musique folklorique indienne mais je pus, à travers mes études, mes recherches, mes trouvailles et mes œuvres en Europe, donner un renom au Mexique à travers le monde entier. Lorsque je revins à Mexico en 1905, je pus créer le Beethoven Orchestra et le Quatuor du même nom; je fus nommé successivement professeur de composition au Conservatoire national, inspecteur général de la Musique, puis en 1913 directeur du Conservatoire. La Révolution de 1910 cependant jusqu'à l'abdication de Diaz en 1911 et la guerre civile qui s'ensuivit, favorisèrent un désordre invraisemblable pétri d'un indigénisme aveugle. Tout ce qui venait de l'étranger, a fortiori d'Europe, était jugé «porfirien et décadent». Lorsque Carranza prit le pouvoir en 1915, tous les musiciens formés à l'étranger furent contraints à l'exil. Je partis pour New York où je formai l'Orchestre Philharmonique de l'Union.
 
Par delà toutes les querelles politiques qui menacent l'intégrité d'un musicien, je crois profondément qu'une œuvre ne doit avoir d'autres lignes que celles de l'unité conceptuelle et de la variété tonale. Il m'a toujours semblé capital de me reposer sur des structures simples comme celles des formes traditionnelles: la symphonie, la sonate, le quatuor ou le concerto. Elles concentrent le discours musical avec une force telle que les sensations peuvent y être invoquées plus librement chez l'auditeur.
 
Laissez-vous porter et dériver par des formes simples, mes amis! Et acceptez, en entrant dans leur univers, de décloisonner votre écoute. Pourquoi une musique ne pourrait-elle être à la fois tonale, atonale et microtonale? Toutes ces étiquettes, même passionnantes, ne sont que techniques de classification, et si mon esprit scientifique leur a consacré de nombreux traités, mon oreille et ma sensibilité rêvent plus loin encore. Tous, nous aspirons certainement à une plénitude, et sans doute errons-nous ici bas à sa recherche. Cette errance est précieuse, car elle nous invite à ne jamais nous figer. A travers elle, et sans un instant renoncer à la rigueur, voyons le monde avec étonnement et fantaisie! Il ne s'agit pas de rompre avec la tonalité, mais d'explorer ses métamorphoses. Tiers de ton, quarts, huitièmes ou seizièmes de ton voisinent parfaitement avec les demi-tons, car une fois que ceux-ci ont perdu leur connotation classique, tonale, mélodique et harmonique, ils peuvent être tout simplement appréciés comme des sons en soi.
 
*
 

J'ai beaucoup appris de mes études et mes voyages à travers le monde, et malgré les nombreuses attaques de certains de mes compatriotes qui ne comprenaient pas l'importance de mes théories pour la renommée internationale du Mexique, j'ai toujours senti que je servais une cause, au-delà de moi, de mon nom, et certainement de ma carrière.
 
Quand le 13 mars 1926, j'écrivis pour la Ligue des compositeurs ma première Sonata Casi Fantasia qui fut donnée à Town Hall au cœur de Manhattan, je gagnai un allié inestimable: Léopold Stokowski s'enflamma pour ma musique et combattit à mes côtés avec une conviction identique à la mienne, sillonnant les États-Unis et le Mexique pour y diriger mes œuvres.
 
Depuis 1918, le régime de Carranza m'avait rétabli directeur du National Symphony Orchestra de Mexico. Il m'avait fallu travailler sans relâche pour en élever le niveau pitoyable, affaibli par une politique culturelle inepte qui avait distribué les plus importants postes artistiques à des dilettantes de mauvais goût. Je parvins cependant à rivaliser avec le New York Philharmonic! En 1920, le nouveau gouvernement Obregon redistribua le Ministère de l'Education aux personnalités compétentes. José Vasconcelos, nouveau dirigeant de l'Instruction publique, me restitua la direction du Conservatoire National de Mexico et celle de l'Orchestre National. Avec Beristain, à la tête de la Société Chorale, nous mîmes tout en œuvre pour décentraliser la culture, multipliant nos interventions dans les villes les plus reculées du Mexique.
 
J'ai toujours cru qu'il est essentiel de pouvoir travailler la musique sans être inquiété par la politique. J'aurais aimé installer mes étudiants au Château de Chapultepec, ancienne résidence officielle de Porfirio Diaz, qui depuis le XVIe siècle, en périphérie de Mexico, surplombe la ville. Il est stimulant de défendre des utopies: elles vous extirpent de vos limites et dérangent l'ordre établi. La société ne peut survivre en étant immobile. On m'a souvent traité de porfiriste parce que Porfirio Diaz avait su encourager mon talent. Quelle confusion! J'ai souvent répété à mes étudiants de ne rien admettre qu'ils n'aient vérifié par eux-mêmes: seule cette attitude rigoureuse et attentive peut nous permettre d'évoluer. Cela est vrai dans la vie et capital en art!
 
Il en va de même des jugements à l'emporte-pièce. En musique, il faut savoir accueillir le principe de métamorphose sans imposer de changement trop rapide qui mènerait à la désintégration. Pourquoi voudrait-on bouleverser à tout pris la continuité sonore? Les demi-tons classiques et les nouvelles divisions microtonales peuvent cohabiter naturellement: la plus grande simplicité recèle le plus grand mystère.
 
Si mes étudiants me suivaient avec enthousiasme, mes principaux opposants se regroupèrent sous l'entité du Groupe 9, composé de sept musiciens, un physicien et un homme de loi. La Polémique du Treizième Son s'enflammait! «Il n'était humainement pas possible de percevoir d'aussi petits intervalles que des seizièmes de ton! Et quand bien même, cet imposteur de Carrillo aura certainement volé cette idée en Europe!» Qu'à cela ne tienne, mes étudiants et moi répliquâmes en fondant le Groupe 13. Seule la pratique pourrait avoir finalement raison de ces vains discours. Je fis construire des instruments en quarts et seizièmes de ton pour qu'ils résonnent à travers le Mexique, et faute de fonds pour transformer aussitôt les claviers, je fis breveter mon idée de pianos métamorphosés, ceux-là mêmes qui furent construits et exposés vingt-cinq ans plus tard dans votre Palais Royal, en 1958!
 
Aujourd'hui en 2010, l'électronique vous permet de mesurer et de produire des sons si finement, et avec une telle précision que mes recherches s'en trouvent mille fois exaltées! Je me réjouis d'écouter avec vous la création d'un de mes jeunes compatriotes, Rogelio Sosa. Ce qu'il annonce titille ma curiosité… Je me permets de vous rapporter son propos: « Trama pour violon solo, quintette à cordes et bande électronique cherche à relier les caractéristiques propres des instruments à cordes avec les possibilités de manipulation morphologique de l'électroacoustique. Le violon est à la fois le fil et l'aiguille qui unifient ces deux mondes indivisiblement nourris l'un de l'autre.»
 
*
 

Après une telle œuvre, mes instruments en tiers, quarts, et seizièmes de ton sont-ils obsolètes? Mes œuvres sont-elles démodées, définitivement dépassées? Représentent-elles une expérience historique intéressante, une transition dans l'histoire de la musique et doit-on les ranger dans les rayons poussiéreux d'une époque révolue, soumise à ses limites technologiques?

Lors de la même Exposition Universelle de 1958 où je fus exposé, Iannis Xenakis et Edgar Varèse furent joués au Pavillon Philips. Les affirmations de ce dernier étaient catégoriques et sans appel: «Les idées musicales auront progressé quand nous aurons détruit tous les pianos de l'échelle des 12 sons»! Je ne crois pas en ces extrémités, trop proches de la caricature. La table rase est une vue de l'esprit: nous savons l'importance des grandes formes de la tradition germanique; sans elles, tout musicien se prive de ses racines. Je ne crois pas que diviser l'histoire de la musique puisse nous avancer.
 
Avant même toute théorie, il y a le musicien et son instrument. L'un prolonge l'autre. Leur relation est vivante, organique, irréductible à toute formule mathématique. Nous sommes d'abord des praticiens et c'est de notre pratique patiente et dévouée dans la matière du son, que pourront naître encore de nouveaux continents sonores. Un des grands explorateurs de l'infrachromatisme, le compositeur Alexandre Wischnegradsky, souligna à propos du Treizième Son l'importance d'explorer ces mondes merveilleux, selon lui «comparables à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb».
 
Entrer dans le son, c'est accepter l'immensité, l'errance et l'humilité.
 
Sincèrement vôtre,
 
Julian Carrillo
 

[Lettre imaginée et écrite par Isabelle Françaix, 12 février 2010]

Lien

Le site indispensable et extrêmement documenté d'Ernesto Solis Winkler, qui a consacré sa thèse à Julian Carrillo et enseigne à l'Université de Monterrey :

Coproduction

Le manège.mons/Musiques Nouvelles - Bozar - Flagey

Téléchargements

Programme_BOZAR.pdf

Représentations passées

24/02/2010
Conservatoire Royal de Bruxelles - 1000 Bruxelles

Photos : Joe Scherschel. Télécharger les photos.