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Jean-Paul Dessy : La musique, médium d'un au-delà - Entretien Isabelle Françaix

Compositeur, chef de l'Ensemble Musiques Nouvelles et fondamentalement violoncelliste, Jean-Paul Dessy, à l'heure où nous interrogeons l'appellation et le sens de l'expression « musique contemporaine »,  nous livre O'Clock, une œuvre nouvelle troublante et semée d'effroi, intense désir de plénitude et de sérénité, course effrénée et inversion étrange des repères temporels, passion dévorante de la mémoire et calme profond de l'instant vécu comme un éclat infini, hors de la fuite des heures. En semant le doute, il réveille des intuitions oubliées, des sensations intimes où bat un espace émouvant, extrêmement individué et totalement partagé.

Le musicien est aussi latiniste et fin orateur. Mais si chez lui l'amour des mots se conjugue à l'amour des sons, c'est dans la même quête d'un « sentiment océanique »  puissant qui innerve et nourrit le sens de notre existence.

Jean-Paul Dessy, que signifie pour vous aujourd'hui le terme de « musique contemporaine » ?

Il a d'abord pour moi une référence historique : c'est un des pans de la grande histoire de la musique. L'appellation de « musique contemporaine » recouvre à peu près la deuxième moitié du XXe : elle naît à la fin des années 40 et se sédimente pour créer un terrain plus propice à l'épigonisme qu'à la création à partir des années 70 et en tout cas 80.
 
Il désigne donc une constellation esthétique qui a des ramifications politiques et sociologiques et qui s'est pratiquement grandie à la taille de l'histoire de la musique elle-même.
 

Ce qui était finalement une faction à la fin des années 40, un certain type d'avant-garde avec quelques compositeurs fédérés par l'idée de donner une deuxième vie à la méthode des douze sons d'Arnold Schoenberg, est devenu le tronc essentiel (en tout cas en Europe continentale plus particulièrement, et surtout en France et en Allemagne) de ce qu'on pourrait appeler l'histoire de la musique elle-même, dans le sens où les propagateurs de cette avant-garde-là ont envahi le champ institutionnel, l'ont conquis de haute lutte et se le sont approprié au point d'en disqualifier toute autre approche esthétique possible.

Il y a sous le vocable « musique contemporaine » un aspect désormais historique. C'est paradoxal si on s'en tient au sens extra-musical  du terme « contemporain » qui voudrait dire « une musique qui est vraiment dans l'immédiateté de l'aujourd'hui, de l'instant présent ». Or il désigne une période révolue, sans que je ne me prononce là sur le bien ou le mal de la chose : c'est un constat. Cette histoire-là, si elle existe encore, c'est dans des extensions d'épigonisme ou, comme toute tradition importante, avec des disciples légitimes qui continuent à en propager la vision.
 
Des désignations de genre ou d'époque sont forcément des fourre-tout qui ne rendent pas du tout justice à la grande diversité des uns et des autres. Et au sein de l'œuvre d'un auteur, il y a évidemment une pluralité des agir. Une appellation est violemment réductrice.
 
Néanmoins, quand on désigne l'Art Nouveau, on sait à peu près de quoi on parle… Grosso modo, si tous ces architectes, ces dessinateurs, ces artistes de l'œil ou de la forme ont participé à ce grand mouvement, c'est qu'ils ont quelque chose en commun. De même, la musique contemporaine évoque une force de déflagration avec des effets collatéraux très dommageables dont on a pour tâche de recoller les morceaux. La musique contemporaine est aussi une prédation sur l'histoire de la musique qu'elle a, dans un certain sens, tenté d'abolir. La table rase est quand même un concept qui a fait florès dans une bonne partie des avant-gardes de la deuxième moitié du XXe siècle et en musique comme ailleurs a pesé son poids de négation, de cette arrogance qui prétend s'ériger par delà la condition humaine.
 
J'essaie de décrire avec des termes précis et poétiques cette histoire qui m'a constitué personnellement, car je suis vraiment un enfant de la musique contemporaine. Je lui dois tout un chemin de vie et j'ai une gratitude énorme là même où je formule des reproches. Des hommes armés de beaucoup de volonté et de courage se sont érigés pour bâtir quelque chose qui m'a moi-même constitué dans mes années d'apprentissage. Mais comme pour toute prophétie (car l'avant-garde des années 40 et 50, et en Belgique quelqu'un comme Henri Pousseur, ont été des figures prophétiques, ont propagé une vision du monde musical tendue par un renouvellement prodigieusement créateur), les prophètes sont souvent trahis par l'institution qui s'érige autour d'eux ou qu'ils érigent eux-mêmes, à leur corps défendant ou ambitieux… Et puis, avec l'épigonisme, la cléricature et l'institutionnalisation, on en arrive à une banalisation de la force originelle du geste créateur qui bouleverse l'ordre des choses. Et ce bouleversement prend l'allure d'une figure, d'un masque, d'un rictus. C'est ce dans quoi on est encore depuis 20 ou 30 ans.
 
J'ai été à mon tour amené à travers Musiques Nouvelles à devoir construire mais je ne peux pas bâtir sur des sépulcres blanchis, quelle que soit la force qui a mené à ce qui fut des monuments devenus des lieux d'un pèlerinage qui me semble mortifère ou en soins intensifs.
 
Je suis injuste parce que je ne pense pas que des blocs historiques se succèdent. Il y a une interpénétration de beaucoup de choses. La sensibilité de la polyphonie de la Renaissance est toujours en nous, en l'homme… Ce qu'elle nous dit quand on l'écoute à 400-500 ans de distance, ou ce que nous dit la grande musique romantique qui domine la sphère de la mélomanie actuellement, ce que nous dit Bach… continuent de nous constituer. Et pour moi, les prophètes de type Henri Pousseur, Berio, Stockhausen, pour ne pas citer un certain PB (NDLR :Pierre Boulez), sont constitutifs de mon être, de l'histoire « des musiciens de ma génération » (en termes de PB). Je ne crois pas que l'histoire de la musique soit générationnelle mais on n'échappe pas à toutes ces macrostructures d'organisation du monde qui font de nous, non seulement des individus, mais des êtres sociaux.
 
Quant à moi, je n'ai pas à continuer à écrire les actes post-mortem de cette musique qui a existé avec de fabuleux pics civilisationnels.
 
Employer le terme « contemporain » pour une musique qui est du passé, ça me semble un abus de langage, et, disons-le très clairement, ce terme et les pratiques qu'il recouvre de façon effectivement caricaturale représentent pour la plupart des mélomanes un espace de désagrément auditif. Cela pose question : ce ne sont pas uniquement des philistins, des béotiens, des gens totalement incultes qui à l'écoute de la musique dite « contemporaine » se détournent ! Parce qu'ils n'auraient pas les clefs ? Non ! Ce sont des gens qui par ailleurs peuvent lire les littératures les plus avancées, peuvent recevoir un théâtre ou un art dansé du plus exigeant qui soit, qui ont une formation intellectuelle vaste et sont rendus à l'impossibilité d'entrer à l'écoute de cette musique.
 
J'entends bien à travers mes oreilles formées par cette musique qu'il y a quelque chose qui ne s'entend pas. Qui révulse l'audition et que l'on doit prendre alors d'une façon soit perverse soit détournée, en justifiant une non écoute par un au-delà de l'écoute ou un en deçà.  Ca ne me satisfait pas. Je suis musicien pour l'écoute, pour l'agir sonore. Des pratiques qui sont, comme le disait mon professeur d'analyse musicale, plus agréables à lire qu'à entendre, je les réfute dans ma vie personnelle.
 
Il y a donc sous le vocable de « musique contemporaine » un effroi. Un effroi réel.
 
Employer ce terme est un danger. En tant que compositeur et chef de Musiques Nouvelles qui est un ensemble né de la musique contemporaine, je tente de proposer autre chose : une musique qui ne s'inscrit pas sous ce joug désormais figé mais qui tente de belles échappées, plurielles, qui ne sont pas seulement d'un devenir historique, mais qui s'attellent à faire entendre la pluralité des mondes sonores, les singularités irréductibles des gestes compositionnels d'aujourd'hui, d'un monde en devenir qui peut rabibocher tout un chacun avec la musique.
 

De tout temps, jusque dans les années 20 en tout cas, c'est la musique du temps présent qui prévalait sur la musique du passé. C'était vers celle-là que les mélomanes, les gens cultivés ou plus largement le public allaient. Maintenant c'est l'inverse : on est entré dans une muséographie permanente, une « muséophonie » de nos salles de concerts, et j'en suis triste. Je pense que la musique contemporaine se doit d'avoir clôturé ce genre-là qui nous a privés d'ingrédients essentiels à l'écoute, au partage sonore en assemblée silencieuse.

Je veux trouver d'autres mots pour la dire : « musique de création », « musique savante d'aujourd'hui ». Un terme qui convient pour ma musique, c'est « intemporaine » ; effectivement, elle a quelque chose à voir avec la musique contemporaine, mais elle essaie de prendre son essor vers des terres qui ne seraient pas uniquement balisées par ces guerres de tranchée-là.

« Musique d'art », pourquoi pas ? Comme il y a un cinéma d'art. Ou « musique d'auteur », comme on dit « cinéma d'auteur ». « Art musical ». « Musique non marchande » bien entendu, parce que c'est une ligne de démarcation très importante entre la musique de masse hyper industrialisée, hyper merchandisée et ce que font Musiques Nouvelles ou les compositeurs de musique d'art : une musique qui n'est pas au préalable soumise au carcan de sa diffusion hyper commercialisée.
 
« Musique d'écoute attentive », qui appelle l'écoute. « Art sonore vivant » car l'art sonore est en train de se développer à travers les installations, souvent dans l'univers des musées et le domaine de l'art plastique ; il est incarné par des êtres vivants, des musiciens sur scène.
 

« Musique intemporaine », ça marche bien en anglais : « untemporary music », qui échappe au joug du temps ordonné. Notre histoire de la musique n'a pas toujours été réglée par une vision linéaire de la flèche du temps. Pour des artistes du XVIIe siècle, le but n'était pas d'être contemporains, ni de gravir une marche supplémentaire dans la cursus honorum de la musique vissée à une vision historiciste de l'art. Les modèles étaient plutôt dans le passé que dans le futur. Beethoven fut le premier à énoncer que les générations futures comprendraient son œuvre. On entre là dans une visée qui n'est plus adressée à nos contemporains mais à une compréhension de l'homme à-venir qui s'élève au-delà de la condition présente. Je ne pense pas que ce soit sage. Ce n'est ni pour le passé ni pour le futur mais pour un instant maintenant…

Une musique « immanente » ?

Tout à fait ! Et « intemporaine » car elle se devrait d'échapper à une visée temporelle, à des balises historicistes (Voir Revue#3 Musiques Nouvelles, p13 : La musique intemporaine, par Jean-Paul Dessy). Le refuge essentiel de notre être, notre profondeur la plus vertigineuse est celle d'échapper au temps. La musique est un outil fabuleux pour cette échappée.
 
Or la plupart des musiques contemporaines n'ont pas ce rapport à l'immanence ; elles ont un rapport à l'édification basée sur des langages d'un univers intelligible, intelligent, où la combinatoire bâtit des relations entre les sons.
 

Je pense qu'au-delà existe quelque chose qui appartient à la nature même du son et qui se doit d'être transmis pour que la musique puisse être en prise directe avec ce pour quoi elle existe de toute éternité dès le moment où le monde accède au langage et à la socialité : la musique est là pour ritualiser une transmission mystérieuse de soi à soi, de soi au monde. Musique et mystique se rejoignent dans l'agir du son. Ce qui fait que très étonnamment des foules font silence pour écouter. Je m'inscris dans cette histoire-là.

Dans l'écriture d'O'Clock, une de vos dernières oeuvres qui évoquent explicitement le temps, comment cela intervient-il ?

La question du temps vécu est essentielle dans ma vie, comme dans la vie de tout musicien : nous sommes des architectes de la fluidité temporelle ; on organise un peu le temps, on le féconde.
 
Avec O'Clock, j'évoque la mystique du temps qui dépasse le temps horloger, celle du temps éternel, de l'instantané d'éternité, du momentum débarrassé du tic-tac qui dit « je vous attends »… Cette tension existe dans l'expérience mais évidemment elle ne nous permet pas d'échapper à notre condition d'être temporel. Au contraire, ce geste qui féconde le temps est fécondé lui-même par la réalité du temps qui passe, horloger et physiologique.
 
L'horloge est le meilleur indicateur de ce que l'on peut dépasser. Pour moi, la danse du corps est arrimée à la rythmicité et le rythme lui-même est une façon de sublimer ce temps horloger. Il y a du tic-tac dans le rythme : une espèce de convulsion tyrannique du temps dans lequel la joie s'installe, et la force et la transe ! Grâce à la transe de la danse, on peut injecter dans l'immanence de la transcendance notre corps et notre esprit qui ne forment qu'un. La danse et la transe font jouir le corps tandis que l'immanence et la transcendance donnent une plénitude à l'esprit. Et ce n'est pas séparable.
 
De façon subliminale ou patente, le rythme du corps instille une disparition de lui-même dans la plénitude de l'être accalmé, dans des temporalités incommensurables. Notre être est là dans ce juste balancier entre temps et non-temps, entre la musique qui féconde un temps en le diluant dans l'éternité et la musique qui n'est faite que de la précision du temps ; entre tempo et « intemporain », il y a un échange de bons procédés, un sourire de l'un à l'autre et je ne voudrais pas les séparer.
 

O'Clock dit un peu ça : l'horloge que nous sommes bat à des rythmes variés. Elle peut s'abandonner à des temporalités adoucies, elle peut même basculer dans l'expérience de l'éternité et jouir de la pulsation, la chose impulsive et pulsant en nous. Ces choses-là font notre condition d'être.

Votre musique, votre univers de composition énonce-t-il un sens ?

Le sens en musique n'a de signification que si on lui fait quitter la linguistique, la sémiologie, tous ces domaines de savoir humain qui ont étudié le rapport entre les langages et le sens et qui ont édifié des grilles de lecture forçant à tout prix le monde musical. Je crois que tenter de mettre du sens en musique est une impasse, selon les linguistiques qui après Saussure ont élaboré une division du réel efficace dans le langage parlé. Vive la linguistique quand elle s'occupe du langage articulé ! Mais modestie à elle quand elle essaie de ramener la musique dans le champ du langage.
 
Il y a effectivement des éléments langagiers linguistiques dans le travail musical, mais surtout n'oublions pas que si la musique est là, c'est précisément pour ne pas dire des choses, ne pas les énoncer, ne pas devoir entrer dans la tyrannie de l'énonciation. Un « sonême » ne dit rien d'autre que ce qu'il est : il est. Il est un son. Et le son effectivement a un sens. Mais quel est-il ? Le sens de passer une main sur l'écorce d'un vieil arbre et de sentir le sens que cela a dans notre corps. Tout ce qui est de l'ordre de nos sens, l'olfaction, l'audition, nos capacités gustatives et le toucher, est irréductible au langage. Incommensurable au langage parlé et dont on a peine à parler. Bien sûr des écrivains s'y attellent et nous donnent des joies d'intellection de la chose mais ce n'est rien à côté de l'expérience elle-même.
 
La musique est une pure expérience sensorielle de laquelle jaillissent énormément de révélations sur notre être, l'être au monde, etc. C'est du sens, mais un sens immanent de notre être. Des éléments d'ordre métaphysique plutôt que des réalités sécables en entités séparées comme la linguistique en a besoin pour établir le sens par opposition, par entités discrètes. On n'est pas dans cet ordre-là, on y est très peu. Et tout ce qui m'intéresse, c'est qu'on y échappe !
 
La musique des douze sons, ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants à l'heure actuelle, s'inscrit dans l'univers de la combinatoire, et donc d'entités opposables les unes aux autres. Moi, je cherche de façon confuse, naïve, intuitive, à habiter un espace où sont absentes ces solutions de continuité que l'imperium romain d'il y a 2000 ans a installées comme un constructeur de briques, qu'elles soient d'argile ou de sens.
 
On a besoin de bâtir et heureusement que nous avons des bâtisseurs parmi nous, mais l'on a besoin aussi du monde de la contemplation, de la conversion intérieure. Se convertir, c'est se retourner de l'évidence dans laquelle nous sommes plongés envers et contre toute intention personnelle. Et quel retournement y a-t-il pour le moment qui nous est offert, précieux et sur lequel je veux que ma musique soit établie ? Il faut nous retourner à l'intérieur de nous comme un gant et trouver l'au-delà en nous-mêmes. Ce qui est enfoui au plus profond, au plus précieux, au plus évident, au plus expérientiel de nous-mêmes. Et pour dire cela, les mots sont faibles ! L'espace est faible et la musique est forte !
 
La musique, par une espèce de mystérieuse analogie, nous le fait entendre quand bien même on ne le vit pas dans une expérience de contemplation longue comme peuvent la vivre les Chartreux ou des moines bouddhistes ou tout un chacun qui pratique la méditation de façon plus ou moins régulière.
Méditation, prière, contemplation soudent le monde, le sauvent et le fondent. Elles existent depuis très longtemps dans nos traditions occidentales, un peu perdues mais très fortement encore présentes dans les orientales. Notre musique peut dire cela depuis longtemps et aujourd'hui je pense que certaines zones de la musique électro le peuvent aussi. Brian Eno a ouvert la voie dans la musique pop rock. Des compositeurs comme Radulescu ont cherché un « ocean sound » : le sentiment océanique sonore. La force marée motrice en nous. Un flux qui échappe complètement au temps horloger ou à celui de la biologie humaine. Être dans une biométrie beaucoup plus large que celle de nos journées et respirer dans cet espace à la taille du cosmos est vraiment libérateur et bienfaisant.
 
La musique peut dire des choses de cet ordre-là, miraculeusement.
 

Si j'en parle, c'est parce que, de façon capricieuse, le monde me l'offre. Mon expérience me l'offre et ce n'est pas tiré au cordeau. Ce n'est pas aussi simple que de le décréter par les mots que j'essaie d'employer. Mais ça existe. C'est une foi profonde dans une expérience réelle que je me sens appelé à tenter de propager.

La musique est donc un moyen plus qu'un but en soi ?

Totalement ! Il n'y a rien de l'agir humain qui soit une fin en soi pour moi. Nous-mêmes ne sommes guère des fins en soi, quand bien même tout l'univers du marketing, de la publicité, l'obscénité totale de la pression à consommer nous font croire que nous sommes chacun, « je », « moi », des fins en soi ! Je vis cela pour en être comme mes contemporains mitraillé quotidiennement, mais foncièrement je ne veux pas y adhérer. Le « moi », le « je », n'est qu'un petit medium sur lequel il faut pulvériser de la façon la plus constante une décompression au niveau du cou ! On est des êtres gonflés par un ego, gonflé par un marché… Enfin : c'est l'humain qui bâtit tout ça !
 
Nous sommes des baudruches d'ego et je crois que la musique est un medium pour nous grandir à une taille qui n'est pas celle de l'ego mais d'un soi très intérieur qui peut partager une expérience de communion avec autrui. Ce n'est pas la lutte de tous contre tous mais la dissolution des egos pour former une assemblée humaine, une fraternité réelle et vécue. Pendant les moments forts des concerts, on vit cette expérience. L'armure de l'ego se dissout sans fracas : elle tombe, elle disparaît. Même seulement pour un instant. Et on est allégé. On ne combat plus avec elle. Cette lutte de tous contre tous peut à un certain moment se défaire d'elle-même. C'est magnifique ! Donc c'est une expérience qui peut nous renouveler vraiment, nous restaurer dans un rapport au monde et à nous-mêmes. Et c'est beau, c'est bon, c'est vrai. C'est ce vers quoi l'humain dans la meilleure partie de lui-même tend depuis longtemps et la musique en est un medium.
 

La musique en soi pour elle-même ne m'intéresse que moyennement. Il faut tout lui consacrer quand on est musicien mais en sachant que ce tout-là n'est qu'un élément de quelque chose qui la dépasse de très loin. J'adore la musique comme médium d'un au-delà qui s'appuie sur elle, qui vit de son prodigieux pouvoir mais qui est bien au-delà !

Peut-on y voir une forme d'engagement dans votre époque ?

Ce sont des mots à utiliser avec modération car ils connotent toute une ménagerie de démons historiques, mais « mission » est un terme que je ressens personnellement. Cependant il est blessé ; il est lourd de beaucoup de choses que je ne voudrais pas lui voir accoler. Simplement, être musicien, c'est pour moi avoir la chance de porter quelque chose qui a son poids de valeurs, qui représente un endroit très précieux de l'agir humain que je me sens, que je me dois, que j'ai la joie de vouloir propager effectivement de façon presque militante !

Parmi les compositeurs de notre temps, remarquez-vous (sans parler de mouvement) un élan commun ?

Depuis Emmanuel Levinas, ce grand homme qui est parvenu à dire qu'à travers le visage se lisait l'humanité dans sa plus grande élévation, je pense que dans la musique non marchande se trouve une grande diversité de visages. Et ce qui m'intéresse, c'est de faire entendre ce qu'ils chantent, comment ils sonnent. Et non de dévoiler des intellects, des savoirs, des postures, des rictus. Non, j'aime démasquer derrière les visages. Et quand je découvre un visage qui me parle en musique, je n'ai qu'une envie, c'est de partager cette découverte ! Cette personne (au sens de persona, de spécificité, de singularité, de non interchangeabilité de l'être) a un petit quelque chose de notre humanité, qui renvoie à l'incommensurable. Effectivement, c'est sous l'ordre de la pluralité. Et c'est devenu, sous l'égide d'un marketing diabolique, la crainte des chapelles, des écoles, la foi dans l'itinéraire ultra-personnalisé. C'est la médaille et son revers.
 
Or la musique peut permettre que l'on s'avoue sans obscénité, sans être dans l'autobiographisme ni le roman-fiction de soi-même. La littérature y est beaucoup pour le moment ! Ce qui me semble être une mauvaise littérature, ou plutôt que « mauvaise », une littérature qui fouille jusqu'au plus obscène dans la révélation de ce que nous sommes.
 
Aller au plus intime serait une performance d'artiste. Dans la divulgation du plus intime de soi-même, la musique permet d'échapper au cloaque car elle ne va pas dire ce qui de l'intimité à mon sens n'a pas besoin d'être transmis. Mais elle va parler peut-être au-delà de l'intime ; ce qui dépasse l'intime vécu, l'intime de salle de bain, l'intime d'alcôve qui ne m'intéresse absolument pas : j'ai du mal à lire cela, personnellement. Et ce n'est pas du puritanisme.
 

La musique peut exprimer un intime qui nous fait vivre une transcendance, une verticalité : on n'est plus tout seul. On est écouté quand on écoute profondément. A s'écouter soi-même, on écoute plus vaste que soi-même.

Cette porosité de notre être, c'est la grande lumière dont on a besoin.

A chacun d'être dans cette divulgation de soi à soi et de soi au monde. La beauté de l'art, c'est qu'un artiste parvienne à être, dans le creuset même de son agir artistique, le plus individué et le plus libéré de cette individuation. C'est un paradoxe terrible !
 
Un instrumentiste peut le vivre au moment du concert. De quoi est-il fait quand il monte sur scène, acteur, artiste ou danseur ? De lui-même ! Et il n'a que ça à offrir. Il ne peut pas s'arc-bouter sur autre chose que l'outil de sa prestation qui sera son corps, ses doigts, sa voix.
 
On est dans une drôle d'offrande, une drôle de recherche dans un univers sacré au sens double du terme : sacrificiel et sacramentel. On n'a que soi à offrir : un soi qui peut être gonflé d'ego, mais si on arrive au creuset le plus fin, dans l'alchimie la plus forte, on sent une transmutation étonnante. Ce qui pourrait être un ego portant toutes les médailles de la gloire et de la force humaine fait place à son antidote. Je ne dis pas que tous les artistes ou tous les interprètes sont porteurs de cela : ceux qui m'intéressent en tout cas le propagent, dans un endroit d'hyper maîtrise et en même temps d'abandon complet.
 

Pour un compositeur, il en va de même : on est nourri par une histoire qui nous habite. Personnellement, je ne suis rien d'autre qu'un réceptacle de toutes les musiques que j'ai entendues jouer, que j'ai dirigées et qui font en moi une autre musique. Comme disait Scelsi, il y a plus du passeur que du créateur au sens biblique du terme.

Où se place, dans cette recherche l'idée d'"Extension du Corps Sonore" (Voir Revue#3 Musiques Nouvelles, p25) ?

L'incarnation, ce n'est pas un mystère, c'est notre réalité ; nous sommes incarnés. Notre condition de corps vivant est notre tout. Tout est notre corps. Et tout dans notre corps doit vivre l'esprit au sein d'une seule entité.

La musique est une extension du corps. Quand elle est vocale, c'est une évidence, quand elle est instrumentale, un medium fin permet un transfert précis de notre corps-entité totale à sa raréfaction. On passe par le chas de l'aiguille. On passe un fil corporel dans le chas d'une aiguille d'expressivité, de transmission qui nous permet un corps à corps avec le public qui ne soit pas une lutte. Il ne s'agit pas d'un corps à corps guerrier, obscène, douloureux. C'est un corps-à-corps où la beauté et la bonté concourent et la musique tend ce fil-là : une espèce de rencontre des corps qui s'écoutent.
 
Tout le travail de la musique consiste à passer par des interfaces, par la matière non corporelle (le bois, le métal : des matières dures en fait) peaufinée. C'est ce qui fait les ingrédients de la lutherie jusqu'à l'ère électronique qui n'y échappe pas. Le corps parvient à forger des outils qui sont plus transparents au corps que le corps lui-même. Ils permettent une cristallisation, une sublimation, une transformation, une mutation, une alchimie du corps que le corps lui-même aurait peut-être du mal à trouver sans ces adjuvants.
 

Les instruments de musique sont ce passage de nous à nous-mêmes. Et Ils ne sont pas des miroirs ! Ce sont des extensions, des réalisations de nous-mêmes grâce à des outils que nous nous forgeons depuis des millénaires.

Cette histoire-là ne s'arrête pas à notre époque. Les sons venus des machines ont l'air d'être moins dans la matière mais ils le sont quand mêmes tout autant. Électronique ou informatique peuvent être aussi des extensions de nous-mêmes. Des « corps de gloire » disait la religion chrétienne ! Toutes les matières sont compatibles avec cette incarnation, pour autant qu'on ait cette visée que j'essaie de décrire. Une bonne partie de la musique instrumentale a été pervertie en faisant de l'instrument une fin en soi. La pratique est indispensable mais appauvrissante quand elle s'arrête sur elle-même. Et elle rend fou ! Il nous faut la maîtrise, mais si elle n'a pas d'horizon ni d'au-delà, elle devient souffrance et elle blesse au sens propre du terme (tendinites et traumatismes psychologiques).
 

Il en va de même pour les musiques électroniques décharnées où l'on se cache derrière un écran, où le corps est figé dans des postures corporelles tellement pauvres que ce qui en ressort est lui-même congelant. Un autre type d'armure nous est revêtu, et on constate une fascination pour cela, une jouissance aussi. L'humain est un redoutable inventeur de perversions qui nous font à la fois jouir et souffrir et toutes les technologies peuvent y participer.

L'art ne garantit pas d'y échapper et une certaine posture avant-gardiste s'est repue de ces figures perverties à la limite d'un sado-masochiste ultra-raffiné assis sur des considérations ultra-intellectualisées. On n'est pas à l'abri de cela car les instruments peuvent être le remède et le poison.
 
La musique peut évacuer cet univers où tout est sécable, en dichotomie, dans la contradiction. Elle nous donne accès à notre part divine ! Il faut oser dire les mots.
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix, à Bruxelles en janvier 2009
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.