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Claude Ledoux : Cartographe de l'information - Entretien Isabelle Françaix

 

Le signe porte l'intime et l'intime invite au partage, songe-t-on en écoutant les œuvres du compositeur belge Claude Ledoux (1960*). Après avoir étudié avec intensité la peinture à l'Académie des Beaux-Arts et la musique au Conservatoire de Musique de Liège, il a exclusivement opté depuis 1994 pour la chorégraphie du geste musical qui exprime sa sensibilité au monde qui l'environne, le questionne et l'implique. Voyageur épris d'échanges entre l'Orient et l'Occident, il nous a offert en 2008  d'orients, un cd enregistré avec l'Ensemble Musiques Nouvelles où résonnent la lucidité, la passion et l'engagement de rencontres qui fécondent son imaginaire et interrogent le nôtre (ici). Sa singularité et son écoute du monde incitent à la remise en question des définitions auxquelles l'univers musical  s'est peut-être trop  habitué…

Claude, Ledoux, que signifie pour vous le terme « musique contemporaine » ?

La définition est impossible. Néanmoins, la musique contemporaine, c'est tout simplement la musique écrite aujourd'hui, voire même créée dans le moment présent. Or toute musique peut appartenir au présent, même de manière rétroactive : Beethoven, Mozart, Guillaume de Machaut ont tous été contemporains à un moment donné de l'histoire. La musique contemporaine serait donc celle que l'on joue, que l'on recrée jour après jour… L'interprétation étant une manière de recréer. Donc tout est contemporain ! Par conséquent, ce mot ne veut absolument rien dire.
 
On l'emploie par convention ou convenance pour parler des musiques les plus récentes. Là encore, on a des problèmes : la variété, la pop, le jazz sont aussi des arts contemporains. Personnellement, je trouve qu'il existe autant de choses intéressantes dans le domaine de la musique dite « classique » que dans la « non classique ». Une des plus horribles définitions qu'on ait pu donner de la musique réside dans l'opposition entre musiques « majeures » et « mineures » ! Il n'y a pas de hiérarchisation dans la musique, mais un fait musical.
 
Ma définition de l'art contemporain envisage un acte, une action musicale (pas une réaction) dans laquelle on retrouve la subjectivité et son adéquation avec l'époque présente, réactualisée à travers l'œuvre musicale. La subjectivité est la condition première car l'artiste veut exprimer quelque chose, installer une communication, qu'il soit jazzman, improvisateur, compositeur contemporain, peintre, écrivain, sculpteur… Il veut proposer une vision totalement personnelle du monde. Le monde me touche, suscite en moi différentes réactions et réflexions que je tente de communiquer à travers mon point de vue. J'exprime le monde contemporain, celui que je ressens au jour le jour. Un artiste lit son journal, regarde la télévision, est touché par les passants, regarde les SDF et se révolte, est heureux de la naissance d'un enfant…

Y a-t-il une sensibilité contemporaine qui transparaisse à travers la musique ?

C'est évidemment la référence au monde d'aujourd'hui : de quoi est-il constitué ? Comment la musique réagit-elle par rapport à cela ?

Il y a trente ans, j'ai assisté à une conférence de Claude Levi-Strauss qui a posé un acte de lucidité extraordinaire : « L'avenir ne sera plus le fait d'offrir une information mais de la gérer. » On ne pensait pas alors à cette problématique de l'emphase, de la surenchère ou de l'entropie de l'information. Vingt-cinq ans après, nous y sommes ! Parmi une multitude d'informations, nous sommes d'immenses ignares du monde car on ne pourra jamais englober toutes les connaissances : les Pic de la Mirandole, c'est fini ! Nous devons faire des choix.
 
Comme disait Levi-Strauss, celui qui arrivera à trouver son parcours dans cet éventail d'informations parviendra à exprimer sa personnalité.
 
Il est très important de se trouver un chemin. Je ne suis pas certain qu'on puisse encore créer des choses nouvelles avec nos outils actuels. En revanche, on peut trouver des chemins nouveaux en explorant une voie qui va répondre à notre sensibilité et notre désir. C'est notre cartographie de l'information, tout à fait personnelle et originale, qui va exprimer cette sensibilité, et non pas l'information en elle-même : la sensibilité ne réside pas dans l'information mais dans notre parcours au sein même de celle-ci.
 

C'est là que se situe le bouleversement esthétique de la pensée. Il est évident qu'on ne peut plus penser au XXIe siècle comme il y a deux cents ans, voire même comme il y a trente ans.

Quelle est donc votre démarche esthétique ? Quel est votre chemin ?

L'esthétique, c'est un résultat. Comme disait Nattiez, un compositeur, c'est la somme de la culture d'une époque (notre état de connaissance), de nos désirs d'être humain, de nos rêves et de notre subjectivité. Mon esthétique naît de cette combinaison.
 
J'ai toujours été passionné par toutes les musiques. Je suis extrêmement tolérant au Conservatoire de Paris (et considéré comme tel) : pour moi, il n'y a pas de mauvaise musique mais de mauvais musiciens ! Quand une musique est écrite, non pas avec sincérité (car il faut se méfier de ce mot-là) mais de façon à exprimer une réalité sensible, profonde, elle a droit de cité.
 
Je suis aussi amoureux tant des musiques contemporaines que de celles du passé. Je suis même un produit de la musique de jazz et de la variété, car en entrant au conservatoire, ma culture de la musique classique était totalement nulle ! Je connaissais le jazz, certaines musiques africaines et la pop, la chanson française… C'est par le biais de ces musiques que je suis venu à la musique contemporaine et par elle que je suis venu à la musique classique. Un parcours un peu atypique, mais qui m'a permis d'avoir cette ouverture : toutes les musiques sont passionnantes. Tous les musiciens ne le sont pas.
 

J'ai toujours voulu écrire de la musique qui mette en relation ces différentes caractéristiques à travers le prisme de ma sensibilité. Dès le départ, dans la classe de composition, je voulais mélanger la musique du Moyen-Âge (du moins certaines de ses pensées) avec des visions de musique ethnique, de jazz ou contemporaine ! C'est toujours d'actualité. C'est la raison pour laquelle à un moment de ma vie, je suis parti en Inde avec mon sac à dos, puis en Indonésie, au Vietnam, au Cambodge, pour essayer de comprendre ces musiques de l'intérieur, tout en sachant que je ne pourrais jamais les saisir complètement, car elles ne reflètent pas ma culture. Mais je cherchais surtout à mieux comprendre la relation que, personnellement, j'entretenais avec elles.

Dès lors, je pouvais les digérer, les passer par mon propre prisme et les intégrer dans mon propre langage.
 
Ce n'est pas de l'éclectisme, c'est plutôt de la digestion musicale. Je ne digère pas nécessairement les différents styles musicaux mais le rapport que j'entretiens avec eux. Quand on écoute les pièces d'Orients, on y entend des relations avec les musiques mongoles mais sans pastiche.
 
Ensuite, je réfléchis beaucoup sur le monde et suis souvent révolté. Ligeti me disait : « Tu sais, je suis considéré comme un grand compositeur, mais qu'est-ce que je fais dans cette société ?... Peut-être peu de choses. Je ne vais toucher que les aficionados, ceux qui aiment ma musique, un petit groupe d'amateurs de musique contemporaine… mais je serai peut-être un grain de sable ! »
 
Le grain de sable, c'est celui qui va troubler la mécanique du monde, celle de la pensée du monde, et incitera les gens à l'appréhender différemment. J'espère aussi être un grain de sable. Je sais très bien que je ne serai jamais médiatisé, mais si ce petit grain de sable pouvait changer quelque chose dans la pensée du monde, je serais très heureux !
 
Je me souviens d'avoir été bouleversé par une interview de John Adams qui disait que la musique n'a pas d'impact sur la société. On écrit de la musique parce que c'est un business, même si on aime écrire, ajoutait-il…
 
Pourtant, je suis convaincu que la musique a quelque chose à nous dire ! C'est ce qui s'est toujours passé dans l'histoire. Reprenons Galilée, un illustre inconnu qui a eu une idée révolutionnant la pensée de l'espace et de l'univers : la cosmologie. On a brûlé ses livres parce qu'ils bousculaient les idées du temps. Heureusement, un puissant de ce monde a pu reprendre cette information et la propager… Ce qui aurait pu rester totalement anecdotique est devenu une pensée majeure de notre temps !
 
Pour moi, la musique est un acte politique dans le sens grec de « polis », la cité : on agit par rapport à la cité. Il est évident qu'on offre de la musique avant toute chose, mais on peut susciter des réflexions. Par exemple, Sanaalijal, mon concerto pour flûte, est pour moi très important. Je l'ai écrit en référence à la musique de Mongolie parce qu'une journaliste mongole avait été extradée de la Belgique alors qu'elle était persona non grata en Mongolie ! Ca m'a vraiment fait réagir ! La sensibilité n'a pas de frontière ! Outre les enjeux de propriété et d'économie.
 

J'ai des amis palestiniens, israéliens et je me rends compte en les faisant se rencontrer qu'il est possible de créer un monde qui accepte les sensibilités et les vive ! Soyons politiques, mais pas dans le sens engagé des années 60 (comme Nono l'était) car j'écris de la musique avant toute chose ! Je me dis que chaque fois que les gens entendent ce titre étrange, Sanaalijal, ils ont envie de savoir pourquoi. Ils vont lire le livret ou le programme pour essayer de comprendre… Depuis 2006, on pense à cette problématique. D'ailleurs Sanaalijal signifie « Mémoire » en mongol.

Quels moyens employer pour que les gens pensent au-delà de la musique ? 

Je me le demande souvent. Peut-être que parmi les auditeurs - qui sait ? - quelqu'un aura un peu plus de pouvoir et pourra faire quelque chose… Je suis un optimiste !
 
Créons une cartographie passionnante qui trace un voyage, un lien entre les différentes sensibilités et nous montre qu'un monde passionnant peut encore émerger de ces croisements.
 
Attention, pas de ces faux croisements dans lesquels on trouve un succédané du post colonialisme. Comme par exemple ce type particulier de World Music  où l'on trouve des musiques africaines (ou autres musiques non occidentales) adaptées au temps européen et à celui de ses concerts. Vous y ajoutez des synthétiseurs et les intervalles musicaux typiques de ces contrées deviennent totalement tempérés et suivent nos modes de pensée ! On les trafique complètement pour satisfaire notre désir de la scène européenne. Tout est possible, certes, mais soyons justes et lucides !

Il semble que deux tendances dynamisent votre travail : l'inquiétude de La Passion selon Saint-Luc ou une forme d'angoisse fougueuse (solo pour guitare électrique Zap's Init) et la quête d'une grâce plus sereine à travers l'Asie (d'orients) ? Que représente pour vous, dans cette tension, l'acte de composer ?

Je m'intéresse beaucoup à la spiritualité, ce pourquoi j'avais accepté la Passion. La spiritualité orientale est essentiellement contemplative et méditative. Vous connaissez cette histoire d'un Occidental qui essayait de comprendre les philosophies zen, bouddhistes, et qui demandait à un moine d'Orient comment agir dans le monde ? Le moine lui répondit : « Vous les Occidentaux, vous avez un grand problème : vous bougez tout le temps. Vous agissez tout le temps. Ici, dans l'Himalaya, si vous tombez à la fonte des neiges dans un torrent, vous vous débattrez en Occidental que vous êtes pour essayer d'atteindre la rive. Vous aurez toutes les chances du monde de foncer dans le rocher que vous voulez éviter. Nous, Orientaux, nous nous laisserons porter par le courant car l'eau évite naturellement le rocher. Nous arriverons à bon port tandis que vous aurez eu le temps de mourir 25 fois ! »
 
C'est très bien, mais voilà le problème qui se dresse entre la spiritualité et la religion : en Orient, on exploite énormément cette spiritualité en se disant que si les gens se laissent aller, ils sont plus facilement manipulables. La religion est une récupération de la spiritualité pour pouvoir manipuler les gens. La chose est aussi valable pour l'Occident, mais ici, nous avons une vision plus active de la spiritualité.
 
Je trouve qu'en matière de spiritualité, l'association des deux pôles est passionnante : on peut être méditatif jusqu'à un certain point et puis, comme la méditation ne résout pas tout, il faut vouloir prendre sa destinée en main, être actif ! Il faut par conséquent envisager un chemin spirituel où nous avons notre propre activité avant de profiter pleinement de ce moment spirituel.
 

Dans l'association des spiritualités orient/occident existent une dynamique et la possibilité d'un choix d'exploration de ce que nous sommes, de notre être, de notre rapport à l'univers et à notre intériorité. On peut s'y mouvoir en musique.

Ce n'est, dans ma musique, ni une complémentarité ni une opposition, plutôt une dialectique. L'un est nécessaire à l'autre.
 

Finalement dans la Passion, je ne ressens pas de « désastre » car j'ai tenté de retrouver cette dynamique action/contemplation : nous allons vers une destruction que nous pouvons contempler en y décelant un message d'espoir. Je ne suis pas catholique mais j'ai accepté la Passion parce que c'est un bel enjeu spirituel.  D'autant que Saint Luc est le seul évangile qui ait été écrit pour des non-croyants. Il a une argumentation, n'est pas larmoyant et l'on parle beaucoup de la relation entre l'homme et Dieu, le cosmos, la miséricorde, le sentiment qui pourrait nous animer vers un monde meilleur. La miséricorde est un rapport avec le cosmique : « Apprenez à vous voir comme vous êtes, à comprendre et à changer. » J'y ai inclus des Passions de la Sardaigne. Elles me touchaient profondément et j'ai tenté de les y intégrer, en dialectique avec un type d'écriture harmonique.

Dans d'orients cependant, même dans la pièce pour flûte, la conscience du désastre est moins violente…

C'est vrai. Par contre, dans le mon Troisième quatuor, « Las Lagrimas de une Angel » , elle l'est davantage ! C'est le même projet que pour Sanaalijal, faisant cette fois référence à une jeune équatorienne, Angelica, que certains politiques voulaient renvoyer dans son pays d'origine après de nombreuses années de résidence en Belgique. J'ai tenté de faire ressentir, par le biais d'une modélisation de conques, enregistrées lors de rituels en Équateur, la violence infligée à ce matériau, tordu comme si on lui faisait mal ; bref, de faire une métaphore musicale de ce que j'avais ressenti  dans la réalité.
 
Pour y parvenir, je prends un son enregistré et l'analyse avec l'ordinateur. Ce sont des analyses acoustiques qui me permettent de comprendre le matériau que je modélise avec un instrumentarium défini. Je le transforme, dans un processus de transmutation quasi alchimique. Dans ce cas-ci, le résultat est très étrange et assez lourd dans sa réalisation expressive. Plusieurs personnes y ont perçu quelque chose de tragique.
 
Dans Sanaalijal, je voulais vraiment un message d'espoir : j'ai donc dédramatisé ; dans ce quatuor, je me suis dit : « Non ! Les mêmes faits se reproduisent ! Donc j'insiste ! Et s'il le faut, j'insisterai encore ! »
 

On travaille avec des métaphores finalement ! Je donne cours d'analyse au Conservatoire de Paris et j'essaie de démontrer que si les compositeurs nous parlent du monde, ils nous offrent avant toute chose de la musique et non pas leur pensée directe en mots ! Leur seule solution, c'est la métaphore musicale ! Comment faire ressentir l'angoisse, la tension ? Pour Monteverdi, la tension, ce sont les dissonances. Le jeu entre les dissonances et les consonances, c'est le jeu entre les tensions que l'on vit au jour le jour et les moments de bonheur.

Pour Brahms, dans la Première Sonate pour clarinette, l'angoisse devant la mort, c'est l'irruption du silence, une forme d'anéantissement au sein d'une « forme sonate », à l'instant même où tous les compositeurs avaient l'habitude d'installer des moments de densité importante (le climax romantique). C'est exactement ce que Brahms éprouve à la fin de sa vie et dont il nous transmet la sensation à travers sa technique d'écriture.
 
C'est ce que j'appelle l'expressivité musicale.
 

J'ai beaucoup de problèmes avec l'expressivité : je veux que la musique soit expressive (c'est mon plus grand désir ; je n'ai pas envie d'écrire une musique qui soit conceptuelle, abstraite) mais je refuse la sensiblerie.

Les musiques qui jouent sur la sensiblerie finalement ne nous apportent rien. On en ressort avec la satisfaction d'avoir trouvé une sorte de miroir parce que nous sommes tous un peu fleur bleue. Mais l'on ne résout pas le problème, on ne s'interroge pas. Or, il est intéressant de sortir d'une expérience artistique en s'interrogeant.
 
Lors d'une interview pour la RTBF, Michel Béro a soulevé la question : « On parle de l'élitisme versus grand public. N'essayeriez-vous pas d'avoir un public plus large ? » Je lui ai répondu : « Non ! Parce qu'on offre la musique à tout le monde. Elle n'est pas écrite pour une personne déterminée. Mais je demande en retour des oreilles ! » Des oreilles sensibles, pas celles de la sensiblerie. Boulez a dit : « Écouter la musique, c'est comme un voyage en bateau. Parfois on doit affronter la tempête et faire des efforts, mais ensuite, on aboutit au grand large : un espace extraordinaire de découvertes, qui nous en apprend autant sur nous-mêmes que sur le monde. »
 
L'art exige un effort ! Mais quel espace de découverte !
 
Oui, ma musique ne doit pas être écoutée à n'importe quelle heure du jour ni de la nuit. Je n'écoute pas Peter Eötvös à toute heure non plus. Ni le dernier Björk !
 
L'auditeur est un être fait de sensibilité. Il faut donc lui offrir un certain degré de sensibilité…
 

Un de mes amis compositeurs écrit depuis quelques années une musique assez neutre. Je lui ai demandé : « Dis-moi sincèrement : est-ce que tu aimes ce que tu écris ? » Il m'a répondu : « J'aime bien écrire, j'aime le fait d'écrire. Mais ce que j'écris m'importe peu. Et ça marche ! » S'il trouve un sens dans la fascination que l'écriture exerce sur lui, il ne s'adresse plus à la sensibilité d'un auditoire et joue sur un phénomène de mode. Certains types d'écriture fonctionnent selon que vous désirez être joué dans tel ou tel festival. D'autres, en refusant l'institutionnel, seront automatiquement exclues, bannies…

Certains compositeurs parlent de « terrorisme musical » !

C'est vrai ! Certains critiques voudraient écrire à votre place. L'auditeur vous mandate aussi pour son imaginaire, ce qui produit des impératifs économiques : « Écrivez-moi quelque chose qui me convienne ! ».
 

En tant que compositeur, je peux être un résistant et prétendre offrir un autre mode de pensée. Cette vision pourra à son tour être remise en question, car c'est une manière de penser qui est apparue autour de 1750 : le public venait pour découvrir l'imaginaire du compositeur. Avant 1750, il y avait tellement de codifications que le public les connaissait et s'attendait à ce que le compositeur y voyage et le surprenne. Cela se traduisait au sein même du rituel de concert. Ainsi, à cette époque, les musiciens étaient-ils déjà installés quand le public entrait dans la salle, car ils étaient totalement subordonnés à son désir. Autour de 1750 fut décrété que le compositeur pouvait surprendre l'auditeur avec de nouvelles idées individuelles et personnalisées. Autre pensée, autre rituel : le public s'installait d'abord dans la salle et les musiciens entraient sur scène par la suite ! Le jeu des attentes soulève le point : « Qui apporte à l'autre ? » Nous en sommes toujours à cette situation d'une partie du public qui attend que le compositeur vienne offrir frontalement la singularité de son imaginaire.

Rien n'a vraiment changé dans la pratique musicale depuis 1750…Voilà pourquoi je me sens un peu comme un dinosaure !
 

Je pense que quelque chose va se passer au niveau artistique et que nous sommes dans une période de transformation. Le monde du concert traditionnel est en perdition. Les institutions commencent à rechigner financièrement, ce qui peut être salutaire…

Comment trouver le public ? Dans les concerts contemporains, beaucoup  d'auditeurs sont perdus.

Je dis toujours à mes étudiants qu'ils doivent être responsables.

Je m'insurge contre les concerts-analyses qui décortiquent stérilement l'œuvre, mais je suis très sensible à ces concerts discussions où l'on essaie d'exprimer notre chemin de sensibilité.
 
Moi aussi à 14-15 ans, je détestais la musique contemporaine, mais j'y ai trouvé peu à peu du sens. Quel a donc été le chemin qui m'y a conduit ? Même aujourd'hui, je suis fasciné par telle chose et déteste telle autre. Pourquoi ? Comment puis-je argumenter ma connaissance, mon désir d'écoute, mon plaisir ? Qu'est-ce qu'être intéressé, interrogé par telle forme artistique et en faire un objet de réflexion ? Il ne s'agit pas de subir, mais de pouvoir raconter. Travaillons notre esprit critique et aiguisons-le.
 

Tout ce qu'on a affirmé jusqu'à ce jour peut être remis en question. Des amis physiciens me disent : « Tout est vérité jusqu'à ce que quelqu'un nous prouve le contraire. » J'aime beaucoup cette position, car on n'offre pas un dogme mais une vérité palpable et sensible, susceptible d'être revisitée en permanence.

Les gens sont perdus parce qu'ils n'ont pas de sens critique. Et c'est typique de notre société. Elle n'éduque pas à la curiosité. C'est une société de la reproduction qui formate les gens dans l'espoir d'une information définie une fois pour toutes !
 

Écrire de la musique pour moi, c'est aussi militer en faveur de la curiosité.

Pourquoi avoir opté définitivement pour la musique plutôt que la peinture après l'École des Beaux-Arts ?

Cela fait 15 ans que je ne peins plus. Je n'en ai plus le temps… Et puis, je me suis rendu compte que c'était la même chose qu'en musique ! Peindre et composer, c'est toujours communiquer une vision complètement subjective du monde.
 

Pourquoi la musique ? Je me sentais mieux dans le monde musical. J'y avais plus d'amis. J'ai quelques problèmes avec le monde plastique qui enferme les peintres par catégorie. Huile, sérigravure, aquarelles, etc. : les ségrégations sont énormes ! Et puis, je m'épanouissais pleinement à travers la musique. Il faut choisir à un moment donné.

Votre geste calligraphique se rapprochait de la calligraphie orientale…

C'est ce qui a donné naissance à l'art abstrait du XXe siècle. Vous connaissez peut-être les préceptes du Moine Citrouille Amère qui disait : « Quand vous voyez un arbre, ne reproduisez pas l'arbre mais l'énergie de cet arbre ! » L'idée du geste et du ressenti de l'énergie du geste est capitale. J'adorais travailler avec les mains. Les peintures de Lucio Fontana m'avaient beaucoup marqué. A travers les tableaux troués je me représentais le geste du peintre. Je voyais le temps dans la peinture ! Cette expérience a été déterminante, merveilleuse : c'est l'une des plus belles choses que j'aie vue à l'âge de 20 ans !

Jackson Pollock a été mon deuxième grand choc, à l'occasion d'une exposition à Cologne. Quelles vibrations ! On ressent dans son œuvre le voyage, l'espace. Et l'espace circonscrit explose : les frontières de la toile nous mènent au-delà et parviennent à intégrer du temps dans la toile ! Une morphologie du temps s'y intègre.
 
Ce geste, on peut le retrouver en musique. Je ne devrais pas le dire, mais quand je compose, je danse souvent ! J'aime beaucoup les évolutions harmoniques, parce que c'est du temps. Et le temps n'est pas linéaire : il peut avoir des visées dramatiques, s'interrompre, revenir en arrière. C'est notre cerveau qui fait le temps. Le temps tel que je le conçois est un temps de l'expérience ; une conscience le modèle. Parfois, je voudrais l'exprimer de manière spécifique dans certaines phrases musicales. Pour y parvenir, je quitte mon papier à musique, me lève et j'imagine mes chorégraphies. En faisant un geste, je découvre la morphologie sonore désirée, la formulation mélodique, timbrique ou rythmique recherchée ! Elle est dans l'inscription même de ce geste. Ce qui me ramène à la peinture.
 
Je ressens la sensualité du mouvement dans le temps et le transpose musicalement.
 

La donnée chorégraphique est très importante dans ma musique. Je suis un amoureux de la danse. En Belgique nous avons une chance incroyable de disposer d'auteurs remarquables en la matière. Et les chorégraphies d'Anne Theresa De Keersmaeker, ou encore celles de Michelle Noiret m'ont profondément bousculé. Elles ne m'ont pas laissé indemne dans l'âme. A l'instar de certaines danses orientales qui m'ont aussi beaucoup appris. Celles, par exemple, de la Compagnie Royale du Cambodge, merveilleuses et fascinantes car toujours à la limite de la rupture. Les danseurs sont prêts à tomber, aux limites de l'équilibre… et d'une pirouette se redressent de manière inatendue.

J'essaie de retrouver cela dans ma musique. J'aime la dramaturgie de la rupture. D'ailleurs mon premier quatuor s'appelle Les Ruptures d'Icare. Comment mettre en place un acte qui nous mettra au bord de la rupture ? Et comment pourrons-nous assumer qu'elle redevienne un élément dynamique de notre vécu ? La rupture ne doit pas être une tragédie mais l'occasion d'aller vers ce qui est autre. Une renaissance…
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix à Bruxelles, en janvier 2009
Photos : Nao Momitani. Télécharger les photos.